Mois après mois, nous partageons avec vous les chapitres de notre livre Ils se servent comme des porcs ! on se défend comme on peut ...

Y'en a pas un sur cent et pourtant ils moisiiisseuuu
7ème rubrique du deuxième chapitre - La France pays des Veilleuses - p.197


Le chat noir de l'anarchie roupille

Par l’un de ces samedis après-midi glacial de janvier où seuls quelques rayons de soleil fadasses savent égayer l’atmosphère, je traînais mes guêtres dans les allées du cimetière du Père Lachaise, sans but précis. Aux abords du Mur des Fédérés, je fus arraché à mes rêveries par un bordel de tous les diables. L’origine de tout ce désordre : trois vieilles carnes occupées à se pouiller la tête devant le Saint-Sépulcre du mouvement ouvrier français. C’était les trois grandes forces qui avaient aiguillé la colère et les espoirs populaires tout au long du 20ème siècle : Socialisme, Communisme et Anarchie. Socialisme était tiré à quatre épingles. Effluves de parfum capiteux s’attardant dans les airs, complet-veston impeccable. Tout en lui respirait le dédain et la trahison. Il se soulageait allègrement la prostate contre le mur des Fédérés. Pas classe.

Communisme avait l’apparence d’un vieillard complètement démoli, perdu, dévoré par la sénilité. En slip, coiffé d’une vieille chapka crasseuse, il trottinait de tombe en tombe, des touffes d’herbe plein la bouche. Dès que Socialisme s’éloignait un peu, il se mettait à pleurnicher comme un gamin en lui hurlant : « ne me laisse pas tout seul ! ». Anarchie se distinguait nettement des deux autres. Elle seule semblait attentive à ce qui l’environnait. Elle était loin de faire son âge. Elle alpaguait les passants pour leur causer révolution, gueulait après les gardiens du cimetière parce qu’ils portaient des uniformes, exhortait les morts à se réveiller pour autogérer leur dernière demeure. Ensemble, on a passé un chouette moment. Elle m’apprit à faire des cocktails Molotov, me conseilla de me méfier comme de la peste de toutes les formes d’autorité et de faire vivre mon idéal révolutionnaire dans chacun de mes actes. Elle me dressa un tableau fort instructif des tares de ses deux compères. J’étais tellement enthousiaste et reconnaissant, qu’avant de la quitter, je l’embrassai bien fort sur les deux joues. C’est à cet instant que, dans la lumière déclinante de cette fin de journée, je remarquai les boutons d’acné qui disputaient aux rides la suprématie territoriale de son visage parcheminé.
Rentré chez moi, je me repassais mentalement le film de cet étrange après-midi. Cette vieille coquine d’Anarchie m’avait armé d’une éthique personnelle de l’insoumission et de la révolte. Mais pas plus que les deux autres vieillards, elle n’avait été capable de me refiler des tuyaux pertinents sur les moyens de remettre sur des rails pas trop bancals un projet d’émancipation enfin capable de balayer le capitalisme.

C’est alors que je compris que si ses deux copains avaient mal vieilli, elle, n’avait toujours pas grandi, et aussi qu’il était très con de chercher les traces de l’avenir en flânant dans un cimetière.

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