Avec le recul, on peut dire qu’il a bien travaillé, ce qui lui a valu une belle récompense. Maintenant, c’est lui le big boss des rapaces. Il est devenu « directeur général de l’Organisation mondiale du Commerce ».
La crise économique et sociale actuelle est un bon révélateur de la nature carnassière et charognarde de l’UE. Au lieu de tendre la main aux pays membres ravagés par la crise, elle dévore leurs restes sans le moindre état d’âme. Mais pour pouvoir se repaître de la chair de ses peuples bien tranquillement, l’Union européenne a pris soin de leur couper la langue. Elle a bouffé la démocratie.

L’année où le libéralisme a voulu couler un bronze

Dans l’agenda de l’Union européenne, la décennie 2000 devait être celle de l’avènement de l’Europe politique. Pour nos esprits bercés par les envolées lyriques de Victor Hugo sur « Les Etats-Unis d’ Europe », il ne pouvait s’agir que de l’émergence d’une réelle démocratie européenne, un espace où quelque soit sa nationalité, chaque citoyen compterait vraiment pour un et pèserait réellement sur l’avenir de l’Union. Les membres de la Commission européenne et les gouvernements des états membres ne partageaient pas ce point de vue. Pour eux, l’édifice politique devait enfin verrouiller le cadre économique ultralibéral mis en place au fil de l’adoption des différents traités européens. Il s’agissait de rendre irréversible le mouvement des privatisations, de geler la limitation des déficits publics à 3% du PIB, de rendre indiscutable l’indépendance de la Banque centrale européenne. En somme, une conception politique plus proche du système autoritaire chinois que du cosmopolitisme kantien. Pour asseoir leur puissance, les capitalistes européens ne respectaient même plus les canons de la démocratie représentative. Elle était devenue trop contraignante à leurs yeux.
C’est de ce quiproquo entre les peuples européens et leurs élites que sont nées les grandes batailles qui ont fait vaciller l’édifice européen ces dernières années. Les choses explosèrent en 2005, lorsque l’Union européenne tenta d’imposer un Traité Constitutionnel. Tout dans ce texte respirait le mépris de la démocratie.

Mépris de la classe dirigeante par rapport au Traité Constitutionnel

Son élaboration en premier lieu. Il fut concocté par une commission quasiment occulte dirigé par Giscard d’Estaing, ce qui prouvait une fois de plus que les vieux oligarques français étaient dans tous les coups foireux. Cette petite clique ne fut élue par personne. Elle ne possédait aucun mandat populaire pour agir de la sorte. Pourquoi se fatiguer à élire une assemblée constituante lorsqu’on peut s’arroger le droit discrétionnaire de rédiger un document qui va déterminer le destin politique de presque cinq cent millions d’individus ? Les gouvernements des pays de l’Union furent les grands complices de ce hold-up démocratique. La possibilité d’adopter le Traité Constitutionnel par voie parlementaire permettait de bâillonner l’expression populaire. La substance de ce morceau de papier toilette était en harmonie avec la manière dont il fut torché. Les maigres droits sociaux et politiques qui étaient énoncés n’avaient aucune valeur contraignante. La médiocrité fut portée au rang de joyaux de la culture européenne puisque le nivellement par le bas l’emporta sur l’audace sociale et l’ambition politique. Ce texte ignorait avec un snobisme et un mépris abyssal toutes les conquêtes sociales et politiques arrachées par la force de la lutte par les peuples européens. La laïcité, le droit à l’avortement, les services publics n’y avaient pas droit de cité. Ils furent rabaissés au rang de particularités nationales, voire de curiosités culturelles. On allait tout de même pas ternir la pureté du grand projet européen au nom de quelques manies loufoques et rétrogrades !

Par contre, « la concurrence libre et non faussée » et « l’économie de marché » étaient dorlotées avec une prévenance quasi obscène. Ces dogmes économiques étaient élevés au rang de divinités universelles qui exigeaient prosternation et adoration aveugle. Manque de chance, dans les pays qui réussirent à arracher une consultation populaire par référendum, se sont ces deux idoles qui furent déboulonnées avec le plus de rage par des citoyens qui ne demandèrent pas l’autorisation des puissants pour s’inviter dans le débat. Car se sont bien les gens ordinaires qui donnèrent une leçon de démocratie et de politique à une droite arrogante et à une social-démocratie qui l’était encore plus pour avoir eu le culot de croire que tout le monde allait gober leur salade sur la possibilité de bâtir une Europe sociale avec une constitution qui gravait le libéralisme définitivement dans le marbre.

En France, pour évoquer ce que nous connaissons, le texte fut disséqué, débattu et approprié collectivement. Article après article, chacun put faire le rapprochement entre la galère qu’il expérimentait au quotidien et les saloperies qu’on tentait de lui imposer avec ce document. La démocratie s’incarna dans le refus du fait accompli, dans la revendication du droit de dire « non ! ». La maturité, la lucidité et la dignité politiques avaient déserté les hémicycles. Leur pouls battait maintenant au rythme de la rue. Ceux qui tenaient les ficelles de cette embrouille répondirent à cette étincelle de clairvoyance par le mensonge, la calomnie et la mauvaise foi. En Irlande, au Pays-Bas ou en France, les gouvernements mirent toute leur artillerie communicationnelle et médiatique au service la défense du « oui ». Ils tentèrent une diversion minable en truquant les cartes. Pour eux, il s’agissait de dire Oui ou Non à l’Europe. Sauf qu’en avouant implicitement qu’à leurs yeux, il ne pouvait exister qu’un seul modèle européen, ils livrèrent à leur corps défendant les véritables coordonnées du débat : « Oui ou Non à l’euthanasie de la politique et à la liquidation de la démocratie ».

Mépris de Dassault par rapport aux travailleurs au sujet du Traité Constitutionnel


" Win the yes need the no to win against the no "

Nous fûmes soumis à un véritable rouleau compresseur propagandiste. Tout y passa : affiches géantes dans les espaces publics, fascicules « pédagogiques », défilé ininterrompu de connards à la télé, hurlements interminables de chiens de gardes inondant les ondes (merci France Inter).
La presse, même « satirique », ne fut pas en reste. Dans Charlie Hebdo, Philippe Val peaufinait son rôle de bouffon du roi en clamant haut et fort son amour du libéralisme : « La Constitution n’empêche en aucun cas les gouvernements de gauche de faire une politique de gauche. Elle n’impose que de contenir les déficits publics, ce qui est la moindre des choses. Car lorsque les déficits s’envolent, ce sont les citoyens qui trinquent. Voir le cas récent de l’Argentine ». Il en profitait pour partir en guerre sainte contre les méchants staliniens, qui voulaient détruire l’Europe en votant « non » : « Certes, la Constitution n’est pas assez socialiste, surtout si l’on entend par là qu’elle ne permet pas l’instauration d’une économie planifiée, comme celle qui, autrefois, a fait le succès de l’Albanie ou qui fait encore la réussite sans précédent de la Corée du Nord ».
A défaut de prouver ses qualités d’analyse et son honnêteté intellectuelle, Val nous rassurait sur ses capacités à servir de commissaire politique au cas où le stalinisme s’installerait en Europe, tant il maîtrisait à la perfection toutes les ficelles qui avaient fait le succès d’un tel régime : falsification, mensonge, diabolisation de tous les points de vue divergents et mode de pensée binaire.
Ce profil à la Beria s’accordait très bien à la conception du débat politique développée par les tenants du pouvoir. Pendant les six mois que dura la compagne électorale du référendum, ce fut un déferlement d’accusations haineuses. Les partisans du « non » étaient des anti-européens (même lorsqu’ils réclamaient la tenue d’une élection constituante à l’échelle de l’Union), des nationalistes et des racistes effrayés par les plombiers polonais (même lorsqu’ils revendiquaient l’instauration d’un salaire minimum et de vrais services publics européens pour que tous les citoyens de l’Union aient accès aux mêmes droits). Le non de gauche, largement majoritaire, était mis dans le même sac que le non nationaliste et xénophobe. Malgré sa grossièreté, ce coup bas était certainement le plus excusable de ceux portés par les partisans du Traité Constitutionnel. Les pauvres faisaient un transfert : il y avait une différence si ténue entre « le oui de droite » et le « oui de gauche » qu’on ne pouvait pas leur en vouloir d’avoir perdu le sens du discernement face à leurs adversaires.

Lorsqu’ils se rendirent compte que ni l’invective, ni les moyens astronomiques dont ils disposaient ne pourraient les sauver de la conscience politique des citoyens, les amis de l’Europe du Capital expérimentèrent une autre technique : la prestidigitation. A quelques jours du vote fatidique, c’est Giscard qui étrenna la nouvelle combine en direct devant des millions de téléspectateur. Il « invitait » les français à ne pas prendre en compte la troisième partie, celle qui cristallisait toutes les critiques en enchaînant l’avenir de l’Europe au capitalisme le plus sauvage. A peu près au même moment, Raffarin se lança dans le maraboutage pour sauver les meubles. De Matignon, il déclama son désormais célèbre « Win the yes need the no to win against the no ». Dans des moments pareils, on en viendrait presque à regretter que le ridicule ne tue pas. La stratégie consistant à supprimer purement et simplement le débat politique et le choix qui allait avec fut utilisée trop tardivement pour être efficace. Le « non » à l’Europe libérale et au foutage de gueule l’emporta au Pays-Bas, en France et en Irlande. Nous eûmes cependant la faiblesse de croire que ceux qui respectaient si peu la démocratie se soumettraient à son verdict. Les gardiens de l’Union accusèrent le coup un moment mais revinrent à la charge quelques années plus tard, avec quasiment le même texte fardé d’un nom et d’un statut différent. Le Traité Constitutionnel européen s’était métamorphosé en Traité de Lisbonne. En magie, les pontes de l’Union étaient beaucoup moins balaises que la marraine de Cendrillon. Mais ils avaient le pouvoir et pas nous. Alors ils firent revoter les irlandais jusqu’à épuisement, coupèrent le sifflet des français en envoyant l’affaire devant des parlementaires à la botte de Sarkozy, et l’Europe put enfin couler son bronze libéral et autoritaire.

Vote contre le Traité Constitutionnel bafoué


Nosferatu et Dracula habitent à Bruxelles

C’est dans le tourbillon de la crise économique que ce révèle le mieux la nature monstrueuse du mécano libéral qui nous a été imposé par la force. Les pays « forts » de l’Union européenne n’hésitent pas tirer sur les ambulances qui s’agitent dans les « nations périphériques » étouffées par la récession et la crise de l’Euro. La main qui est tendue à la Grèce au bord de la faillite est loin d’être amicale. C’est celle de l’étrangleur, gantée de mépris et de sentiment de supériorité. Qu’elle a belle allure, la solidarité européenne qui livre pieds et poings liés tout un peuple à l’équarrissage du FMI bien planqué dans le cheval de Troie de l’aide internationale !
Fonction publique asséchée, salaires siphonnés, précarité renforcée, les hellènes sauront désormais qu’en Europe, il fait meilleur être banquier. Les autres peuples qui titubent au bord du précipice, comme l’Espagne ou le Portugal, sont prévenus. Le vrai principe politique de l’Europe, c’est « marche ou crève ».
« Marche ou crève ». Ce serait un très joli nom pour ces nouveaux contrats de travail qui proposent des jobs à 300 euros par mois en Macédoine à des travailleurs français fraichement laissés sur le carreau. « Marche où crève ». Le vrai blaze de la directive Bolkestein qui atomise les services publics et attise la concurrence entre les travailleurs européens pour mieux pouvoir les dévaliser. « Marche où crève ». La vraie nature de la « Stratégie Européenne Emploi » qui vise à multiplier le nombre d’emplois précaires sans faire baisser le taux de chômage.
Face à ce déferlement de violence capitaliste, certains, à l’extrême gauche, nous appellent à sortir de l’Union européenne pour rentrer au bercail des états nations. Certes, les nations restent une réalité politique et historique indéniable. Et la reconquête de la souveraineté populaire passe nécessairement par la sphère nationale, sphère qui devra subir une démocratisation radicale si les citoyens veulent se l’approprier entièrement pour enfin avoir le pouvoir de changer les choses en profondeur. Mais les internationalistes que nous sommes n’ont pas intérêt à jeter le bébé européen avec l’eau du bain libéral. Nous sommes plus de 500 millions de personnes à ployer sous le joug du capitalisme européen. Nous pouvons être autant à agir pour que l’Europe devienne notre champ de bataille pour imposer une autre société qui balaiera du même coup le capitalisme et la domination des Etats et ouvrira les vannes d’un bouleversement mondial.

Dans cette optique, il paraît bien plus bandant et efficace de se battre pour une Fédération des peuples européens qui généraliserait la construction de services publics démocratiques à tous les secteurs vitaux pour la satisfaction des besoins sociaux, imposerait tous les capitalistes de la même manière, renforcerait le droit de tous les travailleurs et toutes les travailleuses et leur garantirait un salaire minimum décent et enfin, instaurerait une citoyenneté universelle offrant la possibilité à tous les résidents européens de se déplacer et de s’épanouir aussi facilement que le font aujourd’hui les marchandises et les capitaux.

Traité de Lisbonne


Texte : Munin
Dessins : Fañch Ar Ruz
Sous licence creative commons BY-NC-ND