Lors d’une soirée bien arrosée, un pote excédé par mes laïus révolutionnaires avait finit par me hurler: « J’EMMERDE LA LUTTE DES CLASSES !!! » Mes mots lui donnaient la nausée. Il me les gerbait en pleine gueule.
Donc, face à ces mots, plus qu’un tabou. Un rejet viscéral. Bien souvent, ceux qui l’expriment ne sont pourtant pas les rois du monde. Au cours des années 1980, quelque chose a changé pour finir par s’imposer au début du 21ème siècle. Penser en termes de classes sociales est devenu une sorte de maladie honteuse. Deux fois honteuse à vrai dire, car cette fois-ci, la bourgeoisie a fait coup double. Le simple fait de supposer que la société soit traversée par des conflits d’intérêts entre possédants et dominés est désormais considéré comme une pathologie criminogène contenant en germe toutes les horreurs totalitaires, tous les goulags et les massacres de masses. Dénoncer la cupidité des puissants reviendrait à les haïr et les jalouser, un sentiment à rapprocher du racisme. Du nazisme au communisme il y aurait moins qu’un pas à franchir.

Mais il y a plus. Si des conflits de cette nature s’avèrent être le pur produit d’imaginations malades, tous les maux ravageant la société – la pauvreté, la pollution, la précarité, la criminalité – sont à mettre sur le compte des individus eux-mêmes. Recherchez l’origine de ces fléaux en dehors des limites de chaque petite personne et vous passerez pour un type qui fuit ses responsabilités et s’invente des circonstances atténuantes. En dissolvant la violence qu’ils infligent à l’immense majorité des êtres humains dans la culpabilité individuelle, les capitalistes et leurs caniches réalisent un véritable coup de maître. Ils peuvent se servir tranquillement. Puisqu’ils ne sont pas tenus pour responsable, personne ne viendra leur réclamer des comptes… tant que durera le règne de la culpabilité.

Sarkozy et le Medef essayant de culpabiliser les travailleurs

Des barbes-à-papa...

La France est un véritable cas d’école. Pour vaporiser jusqu’à l’évocation même du début d’une esquisse de l’idée de la lutte des classes, une véritable filière a été constituée. En amont, il y a tout d’abord les effaceurs. Une horde de « penseurs » inspirés par le chuchotement de trois petites muses influentes : leur confort matériel, leur bonne conscience et les intérêts du Prince. Pour faire surgir un nouveau monde de douceur et de tendresse, nos intellectuels autorisés ont rivalisé d’audace dans la création d’images roses bonbon (parler de concept serait exagéré).
A la benne l’oppression et la domination ! On déplore maintenant l’exclusion. Si un individu est éjecté aux marges de la société, c’est au mieux la faute à pas de chance, et bien plus souvent la faute à son cul. Le vocable de l’exclusion est inséparable de l’idée de punition et donc de faute personnelle. On sort le carton rouge pour un footeux qui vient de confondre les tibias de son adversaire avec le ballon. On vire du collège un gamin surpris à fumer du shit dans les chiottes.
Les exclus sont des vilains. Ils paient pour ne pas avoir intégré les règles de fonctionnement de la société et pour avoir marché en dehors des plates bandes. L’exclusion c’est pratique. Les exploiteurs et les oppresseurs d’hier sont maintenant les juges et les gardiens des dogmes de notre belle société de « liberté individuelle ». Ils planent au dessus de la mêlée, invoquent l’évidence, distribuent les bons et les mauvais points. Grâce à l’exclusion on peut expliquer la situation de plein de gens sans trop se casser le cul : les sans-papiers, les chômeurs, les gamins des cités populaires, les précaires : ce qui leur arrive, c’est toujours de leur faute !

Pour que cette belle notion ait l’apparence de l’évidence, il fallait la situer par rapport à un principe général de fonctionnement de la société. Nos lumières se sont triturées le raviolo pour mettre tout ça en musique. Imaginons une conversation entre Pierre Rosanvallon, Martin Hirsch et François Chérèque :

Martin: « Qu’est ce qui pourrait être le contraire de la lutte des classes ? »

Pierre: « Bingo ! Le lien social ! Un monde d’individus responsables, restant sagement à la place qui leur est assignée, qui ont besoin d’être en bonne entente pour que la société continue à faire son bonhomme de chemin et que les intérêts de chacun y trouvent leur compte. Pour que ça pète plus et que le grand public s’excite un peu, on appellera ça le « Vivre Ensemble  ».

Martin: « Ah ouais ! C’est fédérateur ce truc. Ça met d’accord Michel Drucker, le Figaro, les élus communistes, Laurent Voulzy, le Secours catholique…

François: « Putain les mecs, on tient un filon ! On va pouvoir le décliner en bouquins, en émissions de télé, en tube de l’été, en colloques, en programmes politiques. On est des génies !

On vient de réconcilier la société avec elle-même, et on relance l’économie en même temps ! C’est Laurence Parisot qui va être contente !
Pour être certain que les gens ordinaires ne se poseront pas trop de question en ingurgitant cette grosse barbe à papa écœurante dans la merdasse de leur vie quotidienne, on missionne ensuite des politiciens, de préférence « de gauche », pour faire le service après vente. Exemple avec Martine Aubry, il n’y a pas si longtemps : « Les classes sociales, c’est largement dépassé ».

Le pouvoir de ma main sur ta gueule

...pour masquer un carnage de classe

L’opération « Barbe à Papa » lancée dans les années 1990 a préparé le terrain à un véritable carnage de classe. Une fois les pauvres, les travailleurs et les jeunes profondément anesthésiés et durablement divisés, la droite et la gauche de gouvernement, main dans la main avec le patronat, pouvaient s’en donner à cœur joie. C’est avec jubilation et acharnement que les gouvernements successifs, non seulement reprennent tout ce que les riches avaient dû concéder aux classes populaires depuis la Libération, mais tentent de saigner leur proie à blanc histoire d’être tout à fait certain qu’elle ne se relèvera pas. D’une main de fer on démolit les services publics, on désintègre les protections sociales, on instrumentalise le chômage et la précarité pour mettre les salariés en concurrence, on traque les étrangers pour offrir à la foule une victime expiatoire.
L’autre main, beaucoup plus caressante et prévenante, sauve les banques et talque amoureusement le cul ridé de Liliane Bettencourt avec de la poudre d’or. Paradoxalement, c’est au moment où toute idée d’antagonisme et de conflit entre les classes parait s’être évaporée des discours et des consciences, que les inégalités explosent. Alors qu’en 1984, les 25% des familles les plus fortunées percevaient déjà 58% des revenus patrimoniaux, ce chiffre passait à 62% dix ans plus tard. Depuis la fin des années 1980, la part des salaires dans le partage du PIB a baissé de 10 points, celle du Capital augmentant d’autant.

A cette violence réelle qui transpire malgré tous les écrans de fumée mobilisés pour la masquer, s’ajoute une insupportable violence symbolique. Car malgré tous les efforts des idéologues aux ordres pour noyer le poisson, les puissants ne peuvent s’empêcher de savourer leur victoire, de parader, d’humilier ceux qu’ils sont en passe de vaincre. Les chômeurs sont des feignasses. Les mômes qui pourrissent au bas d’immeubles en ruine sont des voyous. Celui qui n’a pas sa Rolex à cinquante ans est un looser nous explique Séguéla, le publicitaire du Prince. A peine élu, Sarkozy se baffre au Fouquet’s avec sa cour et part se remettre de ses émotions sur le yacht de Bolloré. Copé qui confond certainement le salaire des profs avec l’argent de poche qu’il doit filer à sa progéniture, balance qu’un enseignant touche en moyenne 4000 euros par mois. On vit vraiment dans le même monde… celui où des coiffeuses roulent en Porsche, et où les éboueurs prennent leur pose de midi au Lutecia…

Sarkozy est le Président des riches, de l’infime minorité de la population française. Il n’y a pas de « vivre ensemble », de « grande et heureuse classe moyenne ». Il y a ceux qui gagnent et l’océan des perdants. La réalité, glaciale, implacable, certains la connaissent et ne se gênent pas pour la dire : « La guerre des classes existe, d’accord, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui fait cette guerre et nous sommes en train de la gagner ». On peut faire confiance à l’auteur de cette citation. Il sait de quoi il parle. C’est Warren Buffett, la troisième fortune mondiale.

Cecilia Sarkozy confond sa carte bleue avec son bulletin de vote

Retour de flammes

Tout a une fin. Même la barbe à papa. A force de ne plus se sentir pisser, les prédateurs qui nous gouvernent ont fait l’impasse sur cette règle élémentaire. Sans résistance, et sans adversaire de taille, ils se sont dit : « lâchons nous, allons y gaiement dans la razzia ! Et tant qu’à faire, profitons de la crise économique et sociale que nous avons nous-mêmes provoqué pour rafler la mise. C’est facile. Il nous suffit d’invoquer la fatalité de la rigueur et de jeter aux lions quelques patrons voyous (n’ayons pas peur des pléonasmes) pour faire passer les licenciements économiques, la casse des retraites, le démantèlement programmé de la sécurité sociale, les délocalisations. On pourrait même aller plus loin ! Pourquoi se gêner, no limit ! Y a plus qu’une classe et c’est la nôtre ! ».

Mais la barbarie qu’ils sèment à tous vents si généreusement a forcé les travailleurs à sortir de l’ombre pour rappeler leur existence dans la sueur, les larmes et le sang. Emblématique de la sauvagerie d’une époque, c’est d’abord par leur mort que les dominés ont prouvé qu’ils étaient bien réels : plus de vingt suicides chez France Télécom, d’autres ailleurs, et un peu partout des envies de plus en plus pressantes de se jeter par la fenêtre pour échapper à son patron, à des petits chefs sans scrupules, ni humanité, à des boulots qui n’ont plus aucun sens ni la moindre utilité sociale. Le pays entier a pu constater que le capitalisme tuait et qu’il choisissait consciencieusement ses victimes. Et les discours officiels qui s’échinaient à réduire le problème à une question médicale en invoquant « la souffrance au travail » ont eu bien du mal à se faire entendre. Le vivre ensemble prenait un sacré coup dans la gueule.

Suicides des travailleurs

Cela ne s’est pas arrangé lorsque les capitalistes ont profité de la crise pour virer des gens à tour de bras. En 2009, sous les yeux effrayés du playmobil David Pujadas, la séquestration des patrons est devenue, pour un moment, un sport national. Des usines ont failli partir en fumée, des sous-préfectures ont morflé. Les salariés ont cessé de retourner leur rage et leur souffrance contre eux-mêmes pour enfin diriger leur désespoir contre les responsables de toute cette merde. Comme un symbole de ce retournement de situation, il était plus que jouissif de voir Xavier Mathieu, représentant syndical des salariés de Continental, exploser Alain Minc et lui administrer son « vivre ensemble » sous forme de suppositoire : « On a montré que la classe ouvrière, elle était capable de relever la tête, et d’aller au combat et de gagner face à des multinationales et face à l’Etat, et ça, ça vous fait tous chier, et ça moi j’en suis fier ! ».

Les grands mouvements sociaux de ces dernières années fleurent bon, eux aussi, le retour du conflit entre les classes. Par deux fois, en 2006 contre le CPE et en 2010 contre la casse du système de retraite par répartition, les jeunes et les travailleurs se sont retrouvés ensemble dans un conflit qui mettait en jeu la question du travail et celle de sa finalité, le cœur même de l’antagonisme de classes. Chose incroyable, malgré toutes les entreprises de déconsidération politiques et médiatiques, l’opinion publique a soutenu massivement le grand mouvement social d’octobre 2010, du début jusqu’à la fin. Peut-être que quelque chose est de nouveau en passe de changer. Peut-être que se redessinent sous nos yeux la ligne de fracture et les contours de deux camps : Une poignée de vampires contre l’immense majorité des être humains, qui tendent à être dépossédés de tout pouvoir sur leur vie.
Même si elle peine encore à prendre conscience de son unité, on la voit lentement émerger, cette classe multiforme qui englobe les salariés prisonniers d’un rapport au travail aliénant et vide de sens, les travailleurs sans papiers en grève pour leur dignité, les stagiaires lassés d’être de nouveaux esclaves, les précaires, et les jeunes des quartiers populaires écœurés d’être considérés comme des sous-merdes. Si elle s’affirme et prend corps en se battant pour se réapproprier le pouvoir sur tous les aspects de son existence, alors de féconds métissages deviendront possibles et permettront de penser ensemble les rapports de domination de classe, de sexe et « de race », entre autre, et de les combattre de front.

Le champ de la lutte et ses horizons ne pourront que s’en trouver incroyablement élargis et enrichis. Après la classe des exploités qui a livré de rudes batailles tout au long du 20ème siècle, il se pourrait bien que le 21ème siècle soit celui de l’entrée en scène des dépossédés, innombrables et déterminés à mener la guerre de classe jusqu’au bout, pour la gagner.

Personne ne voit plus les manifestations en France d'après Sarkozy


Texte : Munin
Dessins : Fañch Ar Ruz
Sous licence creative commons BY-NC-ND