Une pensée et des pratiques revigorantes

Depuis quelques temps, des graines d’anarchisme éclosent ça et là. Elles réveillent le mouvement social et nourrissent la critique du système capitaliste. Vous ne trouverez pas cette énergie rafraîchissante dans les organisations politiques officiellement labellisées anarchistes. Celles-ci sont aussi grabataires que leurs sœurs ennemies sociale-démocrates ou communistes. Pour s’en convaincre il suffit de constater à quel point le temps semble s’être figé pour des mouvements comme la Fédération anarchiste ou la CNT. Toujours les mêmes affiches appelant invariablement à la grève générale. Toujours les mêmes cortèges de titis parisiens patibulaires qu’on croirait tout droit évadés d’une bande dessinée de Tardi. Toujours le même simulacre de grand soir rejoué en boucle à chaque manif et vite effacé par le passage des balayeuses de la ville de Paris.

Manifestant anarchiste en décalage avec le mouvement ouvrier

Le renouveau anarchiste se laisse plutôt appréhender aux détours de mille et une pratiques ne se réclamant d’ailleurs pas forcément ouvertement de ce courant de pensée. Les expériences autogestionnaires refleurissent et prouvent que le travail, et plus généralement, toutes les formes d’activités sociales, se portent bien mieux sans propriétaires et sans patrons. Les réseaux décentralisés tissent leurs toiles, à l’image des forums mondiaux ou locaux qui irriguent la vie du mouvement altermondialiste. Les logiciels libres, les systèmes d’échanges locaux arrachent les échanges de biens et de services des griffes de la logique marchande. Les expérimentations de budget participatif bousculent le champ institutionnel.
Ces expériences réactivent les grands combats menés depuis la fin du dix-neuvième siècle à l’ombre du drapeau noir. Elles critiquent toutes les formes de pouvoir et de hiérarchisation. Elles tirent à boulets rouges sur la centralisation et encourage l’autonomie individuelle et collective dans l’action. Surtout, elles démontrent, en acte, la possibilité de changer radicalement la réalité ici et maintenant en modifiant immédiatement nos manières de produire, d’échanger et de décider ensemble. Ces « nouvelles » figures de l’émancipation ont émergé des profondeurs du gouffre béant qui a déchiré le crépuscule du siècle dernier sous le choc de la violence de l’offensive capitaliste. Elles ont jailli du trou noir provoqué par la défaillance de la social-démocratie et la banqueroute du mouvement communiste. à l’heure où les organisations de « la gauche traditionnelle » sont gangrénées par les logiques gestionnaires et troquent la lutte des classes contre la lutte des places, au moment où les programmes politiques les plus audacieux s’en tiennent uniquement à farder une réalité insoutenable, ces nouvelles manières de défier le réel ont fini par acquérir une vertu corrosive. Leur puissance de séduction réside dans leur capacité à transmettre un seul message : d’autres rapports sociaux sont possibles, dans lesquels, l’exercice commun du pouvoir et le développement individuel s’entremêlent et se renforcent mutuellement. Ces laboratoires de la sédition coupent la chique à tous les adorateurs de la contrainte qui passent leur temps à nous seriner  que « ce n’est pas possible » que « les conditions objectives ne sont pas réunies » ou encore que « les gens ne sont pas prêts ». Ils enrichissent la cartographie des possibilités politiques en y insufflant de la créativité et de l’imagination. Et ça, dans le désert théorique et stratégique que nous traversons, ce n’est déjà pas rien.

Anarchie le remède contre le capitalisme

En écho à ce foisonnement d’initiatives qui mordent quotidiennement les jarrets du capitalisme, se développe aujourd’hui tout un travail intellectuel original. Au fil des écrits d’auteurs américains comme Noam Chomsky, David Greaber ou encore John Holloway, la vieille question révolutionnaire se voit retourner comme une crêpe. On ne se demande plus « comment prendre le pouvoir ? » mais bien plutôt « comment faire pour éviter que le pouvoir ne nous prenne ? ». Si les charognards capitalistes et l’État en prennent plein la gueule, ce sont, pour reprendre les mots de l’économiste Frédéric Lordon, tous les « patrons génériques » qui se retrouvent dans la ligne de mire. C’est à dire, tous ceux qui capturent et orientent la puissance d’agir et les désirs des autres pour servir leurs propres desseins. à suivre ce raisonnement, la Direction du NPA ou celle du Parti communiste, pour ne citer qu’elles, sont… des « patrons génériques ». Essayez donc de faire la révolution avec des patrons !

Panne de croissance et éternelle crise d’adolescence

Malgré tout l’intérêt de ces apports, on ne peut s’empêcher de se sentir frustré. Ce bouillonnement de pratiques et d’idées semble condamné à rester emprisonné dans les frontières d’une minuscule casserole sans jamais déborder ni foutre le feu à la gazinière. Tout se passe comme si ces expérimentations étaient frappées par une incurable panne de croissance. Et si cette maladie était congénitale ? Et si ces ferments de subversion portaient leurs limites en eux-mêmes ?

La primauté qu’ils accordent à la pratique fait tout leur intérêt. Mais en même temps, celle-ci les rive à des réalités locales au-delà desquelles tout s’effiloche et meurt d’asphyxie. Il existe un refus viscéral de considérer que pour embrasser toute la société, les principes d’égalité et d’autonomie devront nécessairement emprunter des véhicules différents et plus vastes que ceux qui font leur succès localement. Ainsi, on ignore la question de la représentation politique. On néglige des pans entiers d’une réalité sociale complexe, polymorphe et protéiformes : les institutions, le droit, la loi...
On s’interroge peu sur les formes d’organisations politiques susceptibles de transformer ces velléités d’auto-organisation en mouvement d’émancipation général. On attend la multiplication miraculeuse des petits pains autogestionnaires, une généralisation spontanée qui ne vient jamais. Il existe comme une incapacité à se dépasser pour faire tâche d’huile et construire des passerelles qui permettraient de poursuivre des objectifs politiques communs à une échelle globale.

Ce fétichisme de la pratique « physique » et immédiate cantonne l’émancipation à une dimension restreinte, comme si chaque personne était contrainte de la vivre uniquement par l’intermédiaire de ses cinq sens. Tout ce qui n’est pas à portée de main de l’individu sensible reste donc impensé. Plus ou moins consciemment, cette conception projette le fantasme d’un monde recouvert de communautés auto-organisées totalement ignorantes et indépendantes les unes des autres. C’est peut-être parce qu’elle reste prisonnière d’un fond idéologique hérité de l’anarchisme de la fin du XIXème siècle : la croyance dans une nature humaine fondamentalement bonne. Pour vivre en harmonie, il suffirait que les êtres humains se regroupent, aient confiance dans leurs ressources intérieures et se débarrassent des mauvaises influences de la société. Or, malgré le fait que nous soyons tous constitués d’un amas de chair, d’os et de sang, il n’y a pas de nature humaine. Les hommes ne sont pas intrinsèquement bons, mauvais, égoïstes ou généreux.
En mélangeant joyeusement Marx et Spinoza, on pourrait avancer l’idée que les êtres humains fonctionnent tous au même carburant interne : ils ont le désir vissé aux tripes. Mais leur essence est fondamentalement concrète, historique, et externe à leur petite carcasse : c’est l’ensemble de leurs rapports sociaux. L’émancipation ne peut donc résulter que d’une autre manière de faire société et d’un agencement différent de nos désirs se nourrissant mutuellement au lieu de s’acharner à vouloir s’imposer les uns aux autres.

Un anarchiste hystérique reproche Kronstadt à une militante NPA

En ignorant cela, les petites pousses anarchisantes se heurtent à un plafond de verre. En abandonnant l’ambition de transformer les rapports sociaux à grandes échelles, les expériences autogestionnaires se font rattraper et ronger par la réalité capitaliste, toujours dominante.
En faisant confiance à la « nature », les expériences anarchistes renoncent à interroger leurs propres aspérités et s’exposent aux pires égarements. C’est, par exemple, dans les groupes anars qu’on peut trouver les pires chefaillons autoritaires et les rapports de dominations les plus dégueulasses, alors même que l’égalité est sensée officiellement y régner.
Sous prétexte de supprimer le pouvoir, le rejet des procédures et des gestes qui en assureraient un vrai partage laisse celui-ci entre les mains des personnes le plus magnétiques. C’est celui qui brille le plus, qui désire le plus fort et qui sait imposer ce désir aux autres en les éblouissant, qui devient le chef. C’est ce qu’on appelle le « pouvoir charismatique ». Il y a quelques années, à la Sorbonne, il existait un petit groupe de ce genre qui se faisait appeler le CUL, « Comité Universitaire de Libération ». Rigolo n’est-ce pas ? Ses leaders étaient tous beaux gosses et grandes gueules. Ils se ressemblaient tous.

deux anarchistes s'interrogent sur le pouvoir

Le retour à des formes d’actions violentes, attentats ou vandalisme des black bloc, est aussi un symptôme de ce pourrissement anarchiste incapable de se donner des perspectives au-delà de sa propre volonté de puissance instinctive. Ce n’est pas qu’on ait envie de chialer sur un train qui déraille ou un distributeur de billets qui part en flamme, mais on se dit juste : « et après ? ». Par la même occasion, on s’interroge. Cette violence « subversive » ne sert-elle pas malgré elle de combustible à la bestialité du système ?
Il n’y a qu’à voir avec quelle véhémence le pouvoir sarkozyste fut capable de légitimer sa surenchère sécuritaire au nom de la lutte contre « une ultra gauche » introuvable.

Julien Coupat coupable

Ultra gauchiste Julien Coupat

Il ne serait pas non plus étonnant que sous la cagoule de quelques black bloc en action se dissimulent en fait des flics en mission. Les futurs mouvements d’émancipation ont tout intérêt à assimiler la défiance anarchiste contre toutes les formes d’autorité. C’est un antidote nécessaire contre la reproduction des cauchemars autocratiques du siècle dernier. Il contribue à tenir en alerte la pensée critique. En France, aucun brillant penseur anarchiste à l’horizon. Mais il existe un joyeux métissage théorique qui, en réinterrogeant le pouvoir, le consentement, la contrainte, la propriété et l’État, redonne des couleurs au communisme et débarrasse le vieux Marx de la croute étatique qui l’étouffait depuis si longtemps. On doit cette bouffée d’air pur à des penseurs tels que Frédéric Lordon, Franck Fischbach ou Lucien Sève, entre autres. Mais si le mot d’ordre simpliste « de la prise du pouvoir » ne nous est plus d’aucune utilité, le rejet et la lutte « contre tous les pouvoirs » atteignent très rapidement leurs limites. Car au fond, ces deux conceptions de la révolution laissent le pouvoir intact, tel qu’il est aujourd’hui : un système de subordination de tous à la volonté de quelques uns. Que ce système change de mains ou qu’il soit tenu à bonne distance ne remet pas en cause son existence.
La véritable alternative révolutionnaire réside peut-être dans un bouleversement radical de la nature du pouvoir lui même. Passer d’une logique « du faire faire » à celle du « faire ensemble », travailler inlassablement à enrichir et à élargir les puissances d’agir individuelles pour qu’elles s’associent librement dans des entreprises communes, réconcilier le principe d’organisation avec la notion de libre association : le chantier est énorme. Il doit commencer partout et maintenant. Comment faire pour que six milliards d’êtres humains puissent enfin « être le pouvoir » ?

C'est quand la révolution cher ami anarchiste


Texte : Munin
Dessins : Fañch Ar Ruz
Sous licence creative commons BY-NC-ND