Ils font les cent pas
Vont et viennent
Se retournent
Se détournent
Se ravisent
Labourent sans cesse le même sillon
Plus de semelles
Seulement la corne de leurs pieds nus
soudée aux racines torves des forêts fantômes
A la simple apparition de sa silhouette interminable
Ils lui font face pour un instant de frayeur
Puis s’enfuient
Ils reviennent et buttent encore sur son apparition
Comme si son ombre seule incarnait
La fin et la bordure du monde
Il est le gardien de leur déambulation frustrée
Le grand castrateur
Colosse Immense
Il règle leurs mouvements
Il façonne leur espace
Un espace vicié et exigu
Il est le Golem de Sel
Il a germé lorsque les Hommes ont cessé de voir dans le monde qu'ils créaient
Le sublime et inépuisable prolongement d'eux-mêmes
Il est né en extirpant une à une leurs pulsions de vie
Et c'est toujours ainsi qu'il grandit
Il prospère infiniment
Il leur impose son règne
Sans partage
Sans merci
Il se nourrit d'eux en toute chose
Il tranche leurs amarres
Il leur arrache des mains la charrue, la plume et le marteau
Il asservit les courbures de leur temps
Il change leurs élans et leurs appétits
En charbon de bois
Chaque rayon de leur existence est consumé par le mécanisme infernal de son métabolisme
Tout n'est plus que nourriture pour la prospérité du Golem de sel
Les mots
Les choses
Les pensées
Les gestes
Les tentations
Les ambitions
Les songes et les espérances
Il les macère
Du fioul pour sa domination
Il est la vie qui s’arrache à la vie
Et la surplombe
Et la toise
Et la méprise
La pulsation frénétique sans l’incarnation
Sans la chair
Sans la moelle ni la bile qui monte aux lèvres
Sans les doigts qui plongent dans l’humus gras et généreux
Sans la pensée qui verse ses méandres bleus en lézardant de pages en pages
En enfantant un, cent, mille esprits
Avant de partir encore naviguer sur le premier rafiot de fortune qu’elle trouvera pour l’accueillir
Il est le pouvoir pur qui se gave de son propre sperme
Et accouche de lui-même
Interminablement
Il est la puissance brute qui nie toute évidence à part la sienne
Il est le rien qui palpite et se dilate le long des ramures de l’Univers
En les aspirant tous
Quelques grands prêtres qui se vivent plus chanceux que la masse des dépossédés
S’affèrent aux pieds du Golem de sel
Ils sont à l’origine de sa grandeur
C’est eux qui ont lancé le grand dépouillement
Ils se sont crus plus fort en saignant les hommes goutte après goutte
Verser le sang des autres à leur propre sang ferait d’eux des dieux
Pensèrent-ils
Avec les années
La foule s’est résignée
Et a reconnu les grands prêtres pour ce qu’ils prétendaient être
Qui d’autre qu’un Dieu aurait besoin de plus de sang que peut en contenir le corps d’un homme ?
Le liquide pourpre stagnant dans une cuve gigantesque a lentement cristallisé
Durci
Il est devenu minéral
Le rouge a lentement reflué pour laisser place à la peau blanche du Golem
Grisés par cet enfant qui prouvait à tous leur puissance
Les grands prêtres ont prélevé plus de sang
Plus de vie pour élever le monstre
Aujourd’hui
Ils ne discernent même plus sa tête
Perchée dans la vapeur des nuages
Ils ont beau rester à ses pieds
Le défendre
L’adorer
Se pâmer à se reconnaître en lui
Le Golem n’est plus leur rejeton
Il est leur maître
Ils sont les esclaves nourriciers
Et les gardiens du troupeau de puceron d’un titan qui est devenu loi en se faisant roi
Dans toutes les têtes et en marquant au fer rouge toutes les choses
C’est ainsi que même les dominants sont dominés par leur propre domination
Mais voila qu’un après-midi aussi cendreux qu’un autre
Le ballet du désespoir déraille
Une femme moins assoupie que les autres
Curieuse de voir le Golem de plus près
Trébuche
Son visage heurte un pied gigantesque
Elle croit sentir le goût d’une blessure envahir son palais
Mais cet arôme salé
C’est la saveur du Golem sur ses lèvres
La saveur de la vie retrouvée
En transe
Électrocutée
Par cette découverte inouïe
Elle s’attarde longuement à laper les orteils du monstre
A frotter son visage contre sa peau
Ses joues s’empourprent
Ses pupilles se dilatent
Son cœur s’emballe
Et soudain
Elle comprend
Elle sait
Elle se dresse et se précipite vers ses semblables
Elle les enlacent
Elle embrasse fiévreusement tous ceux qui croisent sa course folle
Pour qu’eux aussi puissent enfin voir
Pour qu’eux aussi sentent à nouveau la brûlure de la vie transpercer leur langue
La femme est de moins en moins seule
Ses compagnes et ses compagnons touchés par la grâce de son baiser
Épousent sa flamme
Et prennent la bouche des âmes grises encore ignorantes
Pour qu’elles puissent s’embraser à leur tour
Et c’est bientôt des millions d’êtres qui mélangent leurs salives
S’offrent leurs lèvres
Se redonnent du souffle
Le temps et l’espace se fissurent
Une clameur bestiale fracasse les tympans du golem
Et fait exploser les crânes des grands prêtres
Leurs cervelles en miette giclent dans le ciel comme une pluie de confettis un jour de Carnaval
Sans qu’un seul mot soit prononcé
La houle des dépossédés se tend comme un seul muscle d’où s’enroule toutes les chairs
Elle s'ébranle vers cet Atlas qui écrase le monde au lieu de le supporter
Sa marche est longue et hiératique
Les membres sont gourds, flasques et desséchés
Les cerveaux sont encore embrumés par le poids des jours sans action
Et de la torpeur des nuits sans rêves
Les tout neufs héros du quelconque qui composent cette immense armada
Doivent apprendre se familiariser avec la fébrilité engendrée par les désirs têtus
Et les quêtes obstinées
Être à nouveau après une si longue errance dans le désert de la négation est une épreuve
Hérissée d’écueils, de combats acharnés et de dépassements nécessaires
Forger ses nerfs
Tanner son corps
Aiguiser sa conscience
S'arrimer au monde pour mieux le faire sien
Reconnaître ce qui est soi dans l'autre
Accepter l'altérité fichée dans sa propre chair
Abattre le monstre blanc réclame une métamorphose effrontée et sans retour
Et même parvenue au pied du Golem, la houle des êtres hésite encore
Freinée par le souvenir de sa peur
Doutant des promesses de sa puissance
Mais le chemin parcouru l'aide à basculer
Elle s'élance
Elle se rue sur le géant blafard
Mille mâchoires l’enserrent
Des pyramides de corps en érection surgissent de toutes parts
Pour mieux atteindre
Ses hanches
Ses fesses
Son torse
Sa face
Le Golem a beau se débattre
Il est condamné
Submergé par une nuée d’étoiles furieuses
L’humanité entière le dévore
Elle se goinfre de sa propre vie volée depuis trop longtemps
Son appétit est impossible à rassasier
Enfin
Alors qu’il ne reste plus rien du golem
Les corps débordent de cette orgie frénétique
Ils vomissent, bavent, chient
Sans pouvoir se retenir
Certains coulent de tous les orifices dans un même débordement
Une même inondation impétueuse et musquée
La terre éponge cette bouillie organique
Elle s’en imprègne
Elle gronde, bourgeonne et crache des forêts dépeignées
Des torrents en colère
Des volcans au bord de l’orgasme
Le maléfice est rompu
La vie revient à la vie

Munin