Cette posture de pompier pyromane nourrit et renforce le désespoir populaire. Elle avalise l’idée qu’il n’y a d’autre solution possible que de sauver les meubles, de maintenir cette société en l’état. Elle a pour soubassement une conception de la politique passablement étriquée puisqu’elle se réduit au seul vote, (de plus en plus un vote par défaut) et à la défense outrée de mots valises : la démocratie, la république, la laïcité… La participation de gauche aux primaires de la droite est la phase terminale de cette logique du vote de conservation qui meut une grande partie de la gauche depuis les années 1980. On a d’abord voté utile. Puis on a voté Chirac pour contrer Le Pen, et Hollande pour se débarrasser de Sarkozy. Certains électeurs de gauche ont investi les primaires de la droite pour empêcher le retour Sarkozy. Celui-ci hors-jeu, l’objectif a subitement changé et c’est Fillon qu’il fallait repousser en usant de Juppé comme rempart. Ce vote de conservation (on vote pour maintenir ou protéger un état de fait) et de réaction (on vote pour empêcher l’accession au pouvoir du méchant du jour) est l’expression d’une politique de la résignation, évidée de toute énergie créatrice, de tout espoir de bouleverser la société pour la rendre plus juste, de toute capacité à se frayer un chemin pour y parvenir. C’est l’ultime expression d’un désarmement politique total, d’un renoncement à concevoir collectivement une stratégie politique capable de changer vraiment la société.

En 1976, lors de son 22ème Congrès, le PCF renonçait à la dictature du prolétariat. Avec elle, il tirait un trait sur la conception de la révolution qui prévalait dans le mouvement communiste depuis 1917. Sur le fond la décision était juste. Mais il aurait fallu inventer une nouvelle politique communiste, élaborer une stratégie révolutionnaire originale, inédite et adaptée à notre temps. Le PCF ne lança pas ce chantier. A la place de la vieille dictature du prolétariat, il laissa un vide béant que ne tarda pas à occuper un électoralisme de courte vue. En 2003, la LCR commit exactement la même erreur. Entre temps, avec l’électoralisme pour seule boussole, les forces de gauche se sont lentement abimées et décrédibilisées. Les classes populaires dégoutées et démoralisées s’en sont détournées. Toutes les occasions de redresser la tête ont été gâchées. Le 21 avril 2002 appelait un sursaut, une remise cause totale de notre manière de faire de la politique et une révision complète de nos objectifs. On ne changea rien. En 2005, au moment de la campagne contre l’adoption du TCE, nous avons vécu une aventure politique extraordinaire. Des dizaines de milliers de personnes ordinaires se sont saisies d’un texte illisible pour en extraire sa vérité politique nocive et la combattre pied à pied. Contre les élites économiques, politiques, médiatiques qui leur déniaient toute intelligence politique, ces personnes ordinaires ont vaincu. Cette victoire aurait pu conduire à la transfiguration de la gauche radicale. Quelle a été la réponse des forces politiques traditionnelles ? Une candidature unitaire antilibérale à l’élection présidentielle de 2007. On connaît la suite et le résultat calamiteux de cet autisme électoral. Sur le long terme, cette attitude nous force systématiquement à accepter l’agenda politique du pouvoir dominant : répondre présent à chaque élection quoi qu’il en coûte, descendre dans la rue à chaque attaque contre les conquis sociaux pour se défendre et « ne rien lâcher ». Elle nous condamne à être éternellement sur la défensive, nous empêche d’agir en autonomie et de déterminer notre propre politique, de dire ce que nous souhaitons et de tout mettre en œuvre pour parvenir à nos fins. Dans ces conditions, tout ce qu’il nous reste à faire, c’est de prendre les désirs des dominants pour des réalités, de nommer les choses avec leurs mots, de voir le monde à travers leurs yeux.

A suivre certaines personnes de gauche, voter Juppé, c'était voter pour « le moins pire » et contre les idées (plus) réactionnaires de Fillon. En réalité, cela revenait à voter pour le futur président de la république, car les médias et les instituts de sondage ont décrété que le prochain président serait issu des rangs de LR. Si nous calons nos choix sur ceux imposés par les instituts de sondage et les médias dominants, nous n'avons plus beaucoup de marge de manœuvre : il ne nous reste en effet plus qu'à décider quel candidat de droite sera le moins à droite. Il n'y a plus aucun recul critique vis-à-vis de la pensée dominante, pire : on la fait nôtre ! On valide par avance le scenario idéal et conforme à ses intérêts qu’elle nous a concocté : Le Pen passera le premier tour des présidentielles et au second tour, le candidat de droite battra Le Pen. Prendre les spéculations de médias comme BFMTV pour des vérités, n'est-ce pas le meilleur moyen d'alimenter leurs prophéties auto-réalisatrices ? Aller voter aux primaires de la droite, n’est-ce pas d’ores et déjà accepter d’avoir perdu, dès le premier tour de l’élection présidentielle ?

Continuons à tancer les abstentionnistes sans prendre le temps de comprendre ce que leur geste signifie. Continuons à voter à tout prix, pour n’importe quoi et n’importe comment et nous n’aurons jamais de futur qui nous appartienne. Nous errerons pour toujours au présent, un présent qui est en passe de devenir notre enfer. Parce que c’est en voulant préserver ce monde qui n’est pas le nôtre que nous aguichons cette barbarie que nous prétendons ainsi pourtant combattre. Dans la personne de gauche qui se mobilise pour choisir le candidat de la droite à la prochaine élection présidentielle, ce n’est pas tel choix personnel qui est insupportable. C’est le fait que ce choix s’inscrit dans un mouvement général de désespérance politique et qu’il en devient en quelque sorte le symbole paroxystique. En effet, comment aurait-on pu imaginer sérieusement, il y a encore peu de temps, cette vieille communiste combattante, cette syndicaliste déterminée lancer en boucle des anathèmes contre les abstentionnistes et voter (aux deux tours !) pour choisir le candidat de la droite. Et pourtant nous en sommes là. Le mouvement ouvrier est si déboussolé que certains de ses combattants les plus aguerris viennent déposer leurs armes aux pieds de leurs ennemis pour les implorer de sauver « les valeurs de la République », cette République à laquelle se réclament sans réserve les chefs frontistes et qui n’est rien d’autre que le nom d’emprunt d’un ordre réactionnaire et oppressif qui s’affirme chaque jour un peu plus. C’est cette situation qui est effroyablement dangereuse. C’est cette fuite en avant, à laquelle participent certains de nos camarades, que nous refusons.

Défendre les valeurs de la « République » ?

Parce que c’est aussi cela que l’on trouve dans le discours de nos camarades de gauche qui vomissent les abstentionnistes et votent désormais avec la droite : la défense des « valeurs de la République ». Adopter sans recule ce leitmotiv, c’est faire comme s’il n’existait qu’une seule république possible, celle qui nous sert actuellement de cadre politique et institutionnelle et qui convient très bien au PS à LR et…au FN. C’est encore une fois voir le monde avec les lunettes des dominants. Parce que même si les luttes ouvrières, populaires, féministes sont parvenues à infléchir sensiblement le cours des choses depuis 140 ans, il faut bien se souvenir que la république qui s’est initialement imposée en France à la fin du 19ème siècle, c’est celle de l’ordre et du Capital. C’est celle qui réduit les droits politiques des citoyens à l’usage régulier du bulletin de vote, qui place entre deux élections la représentation politique en dehors de tout contrôle et de toute maîtrise populaire, qui maintient les femmes en dehors de la citoyenneté et laisse la démocratie à la porte des entreprises. La République démocratique et sociale des ouvriers de 1848 et des communards de 1871, radicalement différente de forme et de contenu, a été systématiquement gommée de l’histoire par les dominants. Depuis 1958, la Cinquième République est une tentative d’imposer à nouveau cette conception autoritaire et réactionnaire de la république et d’annuler toutes les dynamiques de démocratisation conquises au fil des décennies par les combats populaires.

Et ce sont bien les structures politiques, institutionnelles et socio-économiques de la Cinquième République qui ont fait le lit du FN. Un des effets majeurs de ces structures, c'est l'institutionnalisation et l'intégration croissantes des partis de gauche, PS en tête, à l'ordre dominant. Le processus est aujourd'hui achevé et pousse le PS à mener une politique de classe, autoritaire et libérale. Mais cette tendance touche aussi les partis situés à sa gauche, cantonnés à lui mendier des strapontins pour survivre (PCF), ou enfermés dans une logique défensive à répéter leur vieux discours creux. Pour se dédouaner d’avoir renoncé à lutter contre les injustices économiques et sociales, la droite républicaine, puis une bonne partie de la gauche se sont mises à la recherche de coupables de substitution : les étrangers, « les arabo-musulmans », les précaires, les jeunes des cités populaires. C’est ainsi que dans des secteurs entiers de la gauche, la lutte des classes a cédé la place à une lecture de la société fondée sur les conflits d’identités. Le FN a le vent en poupe parce qu'il parvient à donner l'illusion qu'il est un parti antisystème alors qu'il est un pur produit de cette république et qu'il a besoin d'elle pour prospérer autant que le régime a besoin de lui pour se maintenir à flots et survivre. Il y a finalement un processus de convergence entre ce régime autoritaire et antidémocratique à bout de souffle qu'est la Cinquième République et le Front national. Et dans ce contexte, ce sont les classes populaires, les immigrés, les jeunes, les femmes, les précaires qui en prennent plein la gueule. Dans cette situation, s’en tenir à « défendre les valeurs de La République », c’est prêter main forte au maintien d’un statut quo qui est lui-même à l'origine du problème. C’est se placer implicitement du côté de l’ordre dominant.

Protéger « les pauvres » et les « plus faibles » ?

Ce fétichisme institutionnel d’une partie de la gauche s’accompagne souvent d’un mépris de classe qui ne dit pas son nom. Les classes populaires, les ouvriers, les femmes, les jeunes, les étrangers, en définitive tous ceux qui prennent les coups du système, seraient « des faibles », « des fragiles », « des pauvres », « des démunis ». Ils sont systématiquement définis par leur manque, comme des petites choses ayant besoin d’être protégées. Ils ne sont jamais considérés comme des gens capables de lutter de manière autonome et digne pour ce qui leur semble juste, pour imposer eux-mêmes leurs intérêts. Eternellement vaincue et politiquement irresponsable (c’est elle qui s’abstient le plus, lorsqu’elle ne vote pas pour le Front national !) La classe ouvrière ne serait pas capable en elle-même. Cette représentation d’un peuple foncièrement impotent socialement, économiquement et politiquement, c’est celle de la classe dominante. En l’intériorisant sous couvert d’un soutien compassionnel « aux pauvres », c’est à la possibilité de l’émancipation elle-même que renonce une partie de la gauche. De ce fait, elle s’associe objectivement à ceux qui ont le pouvoir, pour infliger une violence symbolique et politique inouïe aux classes populaires. Comment ne pas partager la saine colère du sociologue Bernard Friot lorsqu’il assène : « Il est absolument fondamental de se battre contre toute définition de quelqu’un comme exclu et comme pauvre. Laissons cela au Capital et à ses bonnes sœurs ! (…) Définir quelqu’un par son manque c’est lui faire une violence tout à fait considérable. Lorsque la classe ouvrière s’est construite, elle ne s’est pas construite comme syndicat de victimes. Elle s’est posée comme la seule productrice de valeur en exigeant à ce titre une reconnaissance comme productrice de la valeur économique (…). Nous n’avons pas à conquérir des droits pour subsister et sortir de la pauvreté, nous avons à conquérir des droits pour être souverain sur la valeur économique, pour être propriétaire de l’outil de travail (…). Nous sommes confrontés à un adversaire tel que nous devons avoir un projet révolutionnaire, et un projet révolutionnaire, ça ne peut jamais passer par le soutien aux pauvres ! Ça c’est de la merde ! Je ne suis pas solidaire de toi parce que j’ai et que tu n’as pas. Je suis solidaire de toi parce que nous avons ensemble à construire une alternative au Capital. Et ce n’est pas une partie de plaisir. »

Prisonniers sans conscience du monde du Capital.

Dans ce civisme agressif, culpabilisateur et compassionnel qui tient lieu de position politique à un large pan de la gauche traditionnelle, il faut donc voir la marque d’une impuissance à sortir du cadre hégémonique que le capitalisme libéral a su imposer depuis 35 ans. Allons même jusqu’à parler d’acceptation et d’intériorisation de cette hégémonie ! Qu’il reste assez de conscience à certains pour justifier cette attitude tout en la regrettant en invoquant la fatalité, que les mêmes puissent encore agiter un vieux folklore de gauche délavé pour tenter de convaincre qu’ils n’ont pas tout à fait renoncé ne change rien à l’affaire. Le Capital et ceux qui l’incarnent n’ont pas seulement vampirisé et assujetti nos conditions de vie matérielle. Ils sont aussi parvenus à coloniser notre subjectivité en travaillant à l’alignement de nos désirs, de nos affects et de notre perception du monde sur leurs propres intérêts, de sorte que notre capacité d’intervention et d’invention politiques s’en trouve sévèrement bornée. Cette puissance de captation des affects et des représentations est l’une des armes les plus redoutables du capitalisme contemporain qui s’applique avec une force sans précédent à nous déposséder de tout pouvoir et de toute maîtrise collective et individuelle sur nos vies et sur la marche du monde.

Au moment de la rédaction du Capital, Marx en est venu à penser que ce qui caractérisait le plus fondamentalement le capitalisme, c’était l’aliénation. Il la définit alors comme un processus social-historique faisant que, sur la base d'une séparation radicale entres la masse des individus et les moyens de production et de création richesses sociales – matérielles et spirituelles - confisqués par une classe dominante et parasitaire, les puissances sociales produites par ces individus en viennent à leur échapper pour devenir des forces autonomes, monstrueuses et étrangères qui leur font face et les dominent. C'est exactement ce à quoi nous sommes massivement confrontés aujourd'hui. Le Capital n’a jamais été aussi dominateur. Logiquement, l’aliénation s’intensifie et s’universalise. C'est ce qui nous donne cette impression que le système devient totalement incontrôlable et indépassable. Les puissances sociales n'étant pas appropriées par l'ensemble des individus, elles ne sont en fin de compte appropriables et maîtrisables par personnes. Le FMI, l’OMC, la Commission européenne sont l'exemple parfait de ces instances qui échappent à tout contrôle des populations mais qui leur imposent pourtant les pires sacrifices, au nom d'impératifs économiques de plus en plus absurdes et de justifications politiques de plus en plus fumeuses. Mais les logiques aliénantes sont décelables dans chaque symptôme qui rend palpable la crise systémique de notre société. Que se cache-t-il derrière « la souffrance au travail », si ce n'est la perte de maîtrise générale des travailleurs sur leurs activités et une évaporation totale du sens des procès de travail ? Que trouve-t-on dans les plis de l'étendard terne et sans éclat de « la lutte anti-austérité », si ce n'est que les moyens pour assurer l'épanouissement et le développement individuel et social du plus grand nombre sont aujourd'hui hors de notre portée ? Que recouvrent « la lutte pour le climat » et les appels sans fin au « bon geste écolo » si ce n'est la déconnexion tragique de l'ensemble des êtres humains d'avec leurs conditions naturelles d'existence et leur impuissance à maîtriser et à réguler collectivement leurs rapports avec la nature ? Qu’exprime, enfin, la participation de gauche aux primaires de la droite, si ce n’est une incapacité totale à concevoir une activité politique qui soit véritablement la nôtre et pas celle de nos ennemis ? Cette myopie elle-même, qui nous condamne à rester le nez collé sur les symptômes des grands processus socio-historiques à l’œuvre et nous rend incapables de voir clair sur leurs causes véritables, n’est-elle pas une preuve saisissante de l'intensité du pouvoir aliénant du Capital ?

…Ou construire une politique d’émancipation ?
Retrouver notre puissance révolutionnaire : notre capacité politique imposer notre Pouvoir Commun.

La classe ouvrière (au sens de celle qui œuvre, c’est-à-dire qui produit l’ensemble des richesses sociales et de la valeur économique) est révolutionnaire lorsqu’elle est agissante et travaille pour elle-même et par elle-même à créer des institutions, à produire des rapport sociaux et à développer des politiques lui permettant de faire valoir ses intérêts, de s’émanciper et de rendre plus libres les individus qui la compose et font collectivement sa force. C’est ce qu’elle a fait en France pour une courte période en 1848, à travers la mise en place des institutions de la République de Février (démocratisation de la garde nationale, développement des clubs politiques : le fameux mouvement clubiste, mise sur pied de la commission ouvrière du Luxembourg)1, en 1871 avec la Commune de Paris2, en 1945 avec la construction du régime général de sécurité social (par les militants CGT et contre la SFIO et le MRP !) qui esquisse les contours d’une véritable démocratie sociale et amorce une appropriation collective directe de la valeur économique par la cotisation sociale3. C’est ce qu’elle a fait en Russie entre 1917 et 1921 avec le mouvement des soviets d’ouvrier et de soldats. C’est ce qu’elle a fait en Espagne entre 1936 et 1938 en mettant l’autogestion, la collectivisation démocratique et l’autogouvernement communal à l’ordre du jour à l’échelle de régions entières !4 C’est ce qu’elle fait encore aujourd’hui au Chiapas5 ou dans la région du Rojava6, zone rebelle du Kurdistan syrien, théâtre d’une expérience démocratique confédéraliste, égalitaire et multiconfessionnelle.

Le fait que le rapport de force reste pour le moment favorable aux dominants n'invalide en rien la puissance révolutionnaire de ces réalisations ouvrières passées ou présentes. Et en quoi réside cette puissance? Justement dans cette capacité pratique de la classe ouvrière à contrecarrer le processus de confiscation de pouvoir, véritable moteur du Capital, en se rendant maîtresse de la société et en façonnant un monde social conforme à ses intérêts. Ce n’est pas lorsqu’elle revendique une meilleure redistribution des richesses que la classe ouvrière est révolutionnaire mais quand elle se met à produire et à imposer son propre pouvoir et lorsque l’ensemble des personnes qui la composent se réapproprie ses puissances sociales.

A l’heure où le Capital tente de nous imposer un monde de privation, au double sens ou l’appropriation privée du monde nous prive en même temps de l’usage commun et direct de ce monde, comment ne pas voir que retrouver le chemin de cet « agir révolutionnaire » constitue notre seul chance de construire notre monde à nous et d’échapper à ce civisme de la résignation qui transforme de plus en plus de militants de gauche en zombis politiques ? Face à un pouvoir dont la raison d’être est de tout nous prendre, nous n’avons d’autre issue que de ne plus rien lui laisser et de tout reprendre pour nous. Il ne nous reste plus d’autre solution que de radicaliser et de généraliser ce qui fut au fondement de toutes les réalisations subversives de la classe ouvrière pour lancer le plus ambitieux des mouvements révolutionnaire : la mise en marche d’un processus d’appropriation directe et collective de tous les pouvoirs. C’est la seule réponse politique pouvant se montrer à la hauteur du capitalisme pour le défier sur son propre terrain – l’appropriation du pouvoir – et le vaincre. C’est le seul chemin à emprunter pour espérer parvenir à résorber toutes les grandes séparations que nous impose le capitalisme et sur lesquelles enflent les dynamiques d’aliénation : séparation entre les travailleurs et les moyens de production des richesses sociales, séparation entre la masse des individus et les leviers du pouvoir politique, séparation grandissante entre les êtres humains et la nature, clivage entre les personnalités et leurs biographies encore soumises à des activités régies par des logiques sociales échappant à la maîtrise des individus et contrariant leurs motifs.

En définitive, ce que nous devons viser, c’est le renversement du pouvoir privatif du Capital et son remplacement pour notre Pouvoir Commun. Le Pouvoir Commun c’est à la fois le présupposé et le résultat d'un processus où, de par leur libre association sur la base de leur appropriation et de leur contrôle commun des moyens de production et d'échanges des richesses sociales, les individus subsument et orientent réellement l'ensemble de leurs puissances sociales. Le Pouvoir Commun englobe toutes les dimensions du monde social. Il est producteur de nouveaux rapports de pouvoir faisant de l'ensemble des individus la source et l'aiguillon de toutes les richesses sociales. Il est l’incubateur de relations de pouvoir interpersonnelles inédites, libérées autant que possible des logiques de subordination et de domination, fondées sur la coopération et l'agencement libres des désirs, des motifs, des volontés et des intelligences. Il est générateur de formes de pouvoir individuel aux capacités décuplées et libérées, instituant le développement de chaque individu comme moteur et finalité de la vie sociale, posant de cette manière que chacun incarne individuellement le pouvoir. A la fin de « Raison pratique », Pierre Bourdieu pose les bases de ce qu’il appelle « un programme éthique ou politique ». « On ne peut » dit-il, « échapper à l'alternative du populisme ou du conservatisme, deux formes d'essentialisme tendant à consacrer le statu quo, qu'en travaillant à universaliser les conditions d'accès à l'universel ». Allons plus loin en suggérant que ce qu'il convient vraiment d'universaliser, c'est la capacité effective pour chacun de participer à la définition et à la production même de l'universel. Voilà en quoi réside le Pouvoir Commun.

C’est d’ailleurs sur ce front de l’appropriation des pouvoirs que se situe plus ou moins consciemment tout ce qui se dresse contre le système depuis la fin des années 1990. Car au-delà de différences profondes, qu’est-ce qui rapproche la rébellion zapatiste, le mouvement des entreprises récupérées d’Argentine, le mouvement des places qui essaime partout dans le monde depuis 10 ans, le Rojava et les initiatives locales d'auto-organisation qui se développent dans les domaines les plus variés (reprises d'entreprises sous forme coopérative par leurs salariés, logements coopératifs, expériences décroissantes et écologiques, formes d'agricultures soutenables et relocalisées, démocratie participative radicale, ZAD …) ? C’est le choix de l’autogouvernement comme mode d’organisation politique, c’est l’investissement direct des personnes qui prennent part à ces activités, c’est la préférence accordée à des modes de coordination horizontale, c’est une forte défiance vis à vis des modes de représentation traditionnels perçus comme des machines à confisquer le pouvoir. On pourra à juste titre rétorquer qu’aucune de ces initiatives n’a pour le moment renversé la table et que le capitalisme ne semble guère entravé dans ses mouvements. Convenons-en, mais pour aussitôt nuancer fortement ce constat d’impuissance. Car la position politique de ces mouvements n’est pas en cause. Elle paraît même profondément juste tant elle colle aux enjeux de notre époque. C’est plutôt une sorte d’autocensure politique qui semble brider ces expériences et les empêcher de monter en puissance. Elles rencontrent en effet des difficultés à poser concrètement la question d'une perspective et d'une stratégie globale de dépassement et de renversement du capitalisme. Tout se passe comme si la critique de la dérive confiscatoire des institutions politiques traditionnelles se muait chez elles en une mise à distance de la politique elle-même. Ce refoulement du politique conduit ces initiatives à une sorte d’autolimitation politique, ce qui fait qu’elles restent bien souvent sectorielles (la reprise collective d'une entreprise, la gestion commune d'un dispensaire...) ou géo-centrées (elles puisent leur énergie et leur raison d'être en s’enracinant dans un espace particulier, dans un « terroir » dont elles ont du mal à déborder). La crainte d'être dépossédées de ce qu'elles entreprennent les poussent à sous-estimer la réflexion sur les modes nécessaires de médiation (la représentation, le droit, la stratégie politique, la finalité politique globale...) susceptibles d'inscrire leurs logiques d’autogouvernement dans un mouvement de montée en généralité et dans un processus d'émancipation structurant. Elles peinent à s'interroger sur les limites où les possibilités d’expansion des principes sur lesquelles elles reposent. Elles ne parviennent que trop peu à se coordonner et à esquisser ensemble une visée commune. Autrement dit, cette multitude « d'utopies concrètes », comme on les nomme parfois, a pour le moment du mal à se dépasser dans « l'universel concret » d'un processus global et structurel d'émancipation.

L’appropriation directe et collective des pouvoirs : le socle d’une stratégie révolutionnaire.

Nous proposons donc que l’appropriation directe et collective des pouvoirs soit élevée au rang de véritable stratégie politique pour que ses potentialités révolutionnaires puissent enfin librement se déployer. Une stratégie, ce n’est pas autre chose que l’agencement pratique entre les objectifs qu’on se fixe et les moyens qu’on se donne pour les atteindre. C’est le moyen d’offrir une cohérence politique globale à ce que nous entreprenons. Pour nous, une stratégie révolutionnaire doit en premier lieu opérer un renversement du centre de gravité de l’activité politique qui doit migrer de la participation électorale et de la conquête des institutions vers la transformation directe des rapports sociaux.

Il s'agit donc de permettre le déploiement d'activités politiques collectives reposant sur la conduite de l'ensemble des individus qui s'y impliquent. Cela ne peut se faire sans garantir l'égalité de pouvoir, sans la définition collective des objectifs de l'activité et des règles de sa conduite, ni sans que cette activité repose sur la responsabilité mutuelle et collective de tous ceux qui la portent. Ce qui implique bien entendu la production de règles, de pratiques et de procédures démocratiques les plus développées possibles. Cela réclame aussi de travailler au développement des conditions qui permettront à chaque individu de se saisir de l'activité, de se réaliser et de se transformer à travers elle. La conduite de l'activité doit-être en elle-même porteuse et productrice d'émancipation et de développement individuelle. Elle doit susciter et générer un développement des puissances personnelles tant au niveau pratique – la personne s'enrichit de nouvelles facultés, de nouveaux savoirs, sa personnalité s'étoffe de nouvelles dimensions grâce à son investissement dans l'activité commune, ce qui lui permet en retour de mieux participer au développement de celle-ci et d'élargir ses champs et ses capacité d'action – qu'au niveau théorique : via son investissement dans l'activité, l'individu développe de nouveaux rapports à la connaissance qui lui permettent de mieux comprendre le monde dans lequel il vit et donc d’œuvrer toujours plus efficacement à la transformation de celui-ci. Considérées dans leur logique interne marquée par la conduite commune de l’initiative et la responsabilité mutuelle de ceux qui y prennent part, ces activités politiques pourront être considérées comme des « communs ».

Quel doit être l'objet de ces activités politiques ? Tout ce qui permettra aux individus, là où ils vivent, de bouleverser les rapports sociaux et de les arracher à leurs logiques aliénantes. Reprendre collectivement une entreprise, lutter pour la gestion commune de l'eau, transformer l'école, consommer autrement, imposer une appropriation commune de l'espace public, démystifier le champ médiatique, contribuer à démocratiser radicalement le champs institutionnel via une expérience de gestion municipale alternative, dé-privatiser et mutualiser le champ de la création et de la circulation de la culture et des savoirs, promouvoir une agriculture commune et soutenable tournée vers la satisfactions des besoins élémentaires et la restitutions des équilibres écologiques, étendre les services publics et les transformer en services communs gouvernés par leurs salariés et leurs usagers, élargir le domaine des gratuités sociales : Mille et une initiatives directes prenant le capitalisme à contre-pied peuvent naître au raz du réel, à partir des conditions de vies, des enjeux et des intérêts directs des individus. Saisies dans leur capacité à transformer le monde social et à bouleverser les rapports sociaux, ces activités politiques peuvent être caractérisées comme des « activités appropriatives ».

La dynamique de l'appropriation s'enclenche donc sur trois dimensions qui s’entremêlent : la logique organisationnelle de l'activité, l'objet même de celle-ci et le sujet qui s'y engage. L'essentiel c’est de transformer la réalité dans le sens d'une appropriation commune des pouvoirs et des puissances sociales, de commencer à faire en sorte que ce monde soit nôtre, sans délais. Cela n'efface pas les luttes, ni même les luttes contre, mais la manière de les mener s'en trouve radicalement transformée. Car la réponse à une attaque du Capital devra être offensive et combiner trois éléments : défenses des intérêts immédiats de la fraction des classes populaires attaquée par le capital, appui sur les « conquis sociaux » déjà arrachés pour les étendre et les mener plus loin, promotion de revendications qui sapent le pouvoir du capital et amorcent un processus d'appropriation commune des puissances sociales. En d’autres termes, la meilleure défense, ce sera l’attaque ! Il ne s'agira plus simplement de parer le mauvais coup en espérant sauver les meubles mais d'opposer une autre logique qui fera perdre du terrain au Capital si elle s'impose, et qui cristallisera les luttes et leurs objectifs si elle marque provisoirement le pas. Par exemple, s'agissant de la mobilisation sur les retraites, les mouvements syndicaux ont d'autres choix que leur position défensive consistant à refuser le déplacement de l'âge légal de départ à la retraite et l'augmentation du nombre d'annuités nécessaires pour obtenir le droit intégral à la pension. Il y a d'autres revendications possibles soutenues entre autre par Bernard Friot : déplafonnement des cotisations au régime général, retraite à 55 ans, pension à 100% du salaire net des 6 meilleurs mois quelle que soit la durée de carrière, hausse du taux de cotisation9. Ces propositions ont le mérite de marier la défense immédiate des intérêts des retraités à la promotion d'une politique qui place la généralisation de la cotisation sociale comme un levier de socialisation des richesses et de désintégration progressive du profit.

La stratégie d'appropriation directe et collective des pouvoirs déplace aussi fortement l'enjeu du rapport aux institutions, à l’Etat et à la participation électorale. On ne se présentera plus aux élections pour appliquer un programme et pour gérer la boutique ou encore pour trouver une tribune. On le fera pour contaminer les institutions par cette pratique d'appropriation collective des pouvoirs, pour faire dépérir tout ce qu'il y a en elles de confiscatoire, pour accélérer, étendre, décupler les activités appropriatives déjà à l’œuvre, ainsi que pour amplifier et enraciner leurs effets. Dit autrement, agir en révolutionnaire au sein des institutions consistera à œuvrer avec opiniâtreté à les bouleverser à la fois dans leurs formes et leurs structures afin qu'elles deviennent des espaces de médiation politique et de « montée en généralité » de l'ensemble des activités sociales développées en commun par les individus associés. Faire médiation politique, c'est assumer dans toutes ses dimensions la rencontre des différentes activités appropriatives. C'est gérer les conflits et rechercher leurs dépassements, c'est créer des ponts et construire des cohérences, c'est enfin générer un effet retour sur les forces transformatrices à l’œuvre dans le monde social afin d'approfondir, de généraliser et de rendre irréversible l'enracinement du Pouvoir Commun comme fondement de la vie en société.

Dans le cas où la participation électorale et l'activité institutionnelle ne permettraient pas de poursuivre dans cette voie, une abstinence plus ou moins prolongée devra prévaloir en la matière. Dans le champ institutionnel, la stratégie d’appropriation directe et collective des pouvoirs doit se déployer de manière pragmatique, « au cas par cas » en fonction la possibilité ou non de porter le fer appropriatif sur ce terrain. S'abstenir pour un moment d'intervenir dans le champ institutionnel ne signifie pas y renoncer définitivement. C'est au contraire se donner le temps de rechercher les moyens de lever les blocages qui rendent les institutions visées imperméables à la logique appropriative. C'est prendre acte des résistances des modes de pouvoir dominants, non pour capituler devant eux, mais au contraire pour mieux prendre le temps de les connaître afin d'exploiter leurs failles et leurs contradictions.

Montée en généralité et universalisation concrète : l’élan d’une stratégie révolutionnaire

Le déploiement d’une multitude d'activités autogouvernées d'appropriation commune de la vie sociale : voilà la substance de la stratégie révolutionnaire. Mais comment éviter de se retrouver avec une collection hétéroclite d'initiatives dispersées et n'ayant rien à voir les unes avec les autres ? Qu'est-ce qui lie cette multitude d'activités politiques ? C'est en premier lieu le type de rapports de pouvoir – le Pouvoir Commun – développé par ces initiatives qui fonde leur unité. Elles doivent pouvoir se reconnaître entre elles et se lier les unes aux autres parce qu'elles sont toutes des « communs » ou des « activités appropriative ». C'est leur capacité à se coordonner, à constituer une « fédération des activités appropriatives », qui donnera du poids aux nouveaux rapports de pouvoir développés par ces activités, qui les révélera comme une puissance capable non seulement de contester mais aussi de renverser les rapports de pouvoir dominants et d'en prendre la relève. En se fédérant, toutes ces activités d'appropriation collective des pouvoirs pourront aussi se conforter les unes les autres, fortifier et affiner par des échanges d'expériences constants ce qui constitue leur puissance de subversion des rapports sociaux capitalistes. Leur coordination enracinera dans un terreau commun les nouveaux rapports de pouvoirs développés par chacune d'elles. En irradiant les unes sur les autres, les activités appropriatives gagneront en homogénéité tout en conservant leur autonomie et leurs spécificités.

Ce Pouvoir Commun, développé, partagé et revendiqué face aux pouvoirs dominants constituera la ressource et l'énergie primordiale pour propager ces nouveaux rapports de pouvoir à travers toute la société. La diffusion générale des pratiques d'appropriation commune des pouvoirs, la conquête de l'hégémonie politique, culturelle, sociale et économique par ce Pouvoir Commun, voici la première mission commune de la fédération des activités appropriatives, voici ce qui fait d'elle une entité politique cohérente et organisée. Cette vocation partagée appelle donc une pratique de coordination. L’ensemble des activités appropriatives doit se considérer comme le vaste champ développement du Pouvoir Commun, et ainsi définir des règles et des pratiques qui permettront à ce Pouvoir Commun d'essaimer et de gagner du terrain à travers toute la société. C'est par la pratique et par la délibération que les règles de cette coordination émergeront. Mais elles devront garantir l'autonomie de toutes les activités d'appropriation, chacune dans leur domaine et dans leur monde social propre, tout en les engageant toutes dans le même mouvement.

La force de frappe de cette stratégie révolutionnaire se matérialisera par l'élaboration commune de propositions et de revendications politiques globales capables de battre en brèche et à terme de renverser les logiques du Capital. Pour chaque grande question politique : l’État, la propriété privé, le travail, le rapport à la nature, les rapports de genre, le rapport au territoire, la manière de produire et de consommer...nous auront à nous accorder sur les grands combats à porter de concert afin que l'appropriation commune des puissances sociales puisse s'imposer dans tous les domaines qui compose la totalité d'une formation sociale.

Quelques exemples concrets. Les propositions du « Réseau Salariat » : socialisation de toute les richesses produites et disparation du profit par la généralisation de la cotisation sociale à 100% du PIB, salaire à vie, statut politique du producteur, copropriété d'usage des moyens de travail, peuvent très bien constituer l’une des voies concrètes pour enclencher l’appropriation collective du pouvoir économique et la sortie de la société de classe. Cette bataille globale viendra alors se combiner à toutes les initiatives déjà mises en branle par les activités appropriatives œuvrant chacune à leur manière dans le domaine du travail et de la vie économique. En ce qui concerne la sphère politique, un consensus pourra émerger pour l'engagement d'un processus radical de déprofessionnalisation de la politique, pour faire de la « forme - Commune » la réalité moléculaire de toute institution politique démocratique, pour populariser l’idée de Récommune comme régime politique conforme au développement du Pouvoir Commun et comme meilleure alternative à la République. On pourra encore se mettre d'accord pour revendiquer l'adoption d'une citoyenneté universelle déconnectée de la nationalité et assise sur l'acquisition et l'exercice des droits politiques et socio-économiques les plus larges. Cette dernière revendication pourra s'articuler aux activités appropriatives luttant aux côtés des sans-papiers, des réfugiés ou s'attaquant plus largement aux discriminations….

La définition de lignes de forces politiques communes, d'initiatives politiques engageantes collectivement réclamera à la fois une vraie délibération collective et la mise en place de processus débouchant sur des prises de décisions. Elle appellera une montée en généralité à partir de la substance de l'ensemble des activités appropriatives. On voit mal comment un tel résultat pourrait être obtenu en mode démocratique direct, par une sorte d'assemblée générale permanente de tous les individus engagés dans des communs. Il faudra donc imaginer une pratique de représentation politique inclusive, c’est-à-dire permettant une liaison continue, une porosité constante et un dialogue permanent entre représentés et représentants. Les activités appropriatives pourront décider de manière concertée de d’autosaisir pour tracer les contours des grandes positions politiques à partager et à instaurer comme socle commun. Elles pourront réaliser ce travail en se regroupant par affinités de domaine d'activités. Cette tâche accomplie, chaque commun (ou groupe de communs) désignera une délégation qui sera chargée de soumettre ses propositions en siégeant à une assemblés chargée d'élaborer un ensemble de propositions politiques globales à partir de la matière fournie par les activités appropriatives. Plusieurs navettes s'effectueront entre les communs et leur assemblée jusqu'à ce que les propositions politiques communes soient définitivement adoptées par les communs. Dès ce travail accomplis, les délégués seront démis de leur mandat et l'assemblée dissoute. La même logique de représentation ascendante, inclusive et temporaire pourra être utilisée pour assumer d'autres missions communes : le choix de porte-paroles, certaines missions pratiques de coordinations ou d'organisations liées à la création d'initiatives communes à l’ensemble des activités appropriatives ou à une partie des communs. Le niveau de médiation et de représentation qui devra être assuré reste une question ouverte. Il devra en tout cas être suffisamment structuré pour permettre à la « fédération des communs » de poursuivre ses objectifs généraux avec le plus d'efficacité possible et un esprit de suite des plus rigoureux. Ce n'est pas l'objet ici d'entrer dans les détails pratiques qui permettront à l'ensemble des personnes engagées dans cette organisation d'assurer ce type de représentation, mais il convient d'insister sur le fait que celle-ci devra relever d'une véritable médiation politique permettant aux activités appropriatives d'entrer en résonance les unes avec les autres, de s'associer entre elles de manière autonome, d'exprimer, de gérer et de trouver les voies de dépassement de leurs conflits, de monter en « généralité politique ». C’est ainsi que les communs pourront véritablement s’instituer comme une activité politique organisée, puisque les propositions et stratégies politiques produites via ce mode de représentation représenteront bien plus que la somme des activités appropriatives. Elles seront le produit nouveau et supérieur issu de travail collectif d'élaboration politique puisé dans la matière de l'ensemble des activités appropriatives. Les espaces de médiation et les dynamiques de centralités devront donc acquérir une certaine stabilité de structure et de principe, sans empêcher ni remettre en cause l'autonomie d’initiative et les spécificités des différentes activités appropriatives. Cette organisation politique révolutionnaire d'un nouveau genre, aura donc à relever le défi de se définir une conduite cohérente, de produire des dynamiques de centralités, tout en se passant d'une Direction.

Travailler politiquement la matière de la réalité sociale.

Un fait de première importance apparaît déjà en filigrane dans tout ce qui a été dit précédemment mais mérite d'être explicité. L’appropriation commune de tous les pouvoirs ne se réalisera pas hors sol. Elle puise ses possibilités de développement dans la réalité actuelle. C'est un mouvement politique qui doit s'approprier, orienter et transformer subjectivement une réalité sociale objective à partir de conditions objectives existantes. Conditions objectives qui sont de deux ordres.

Les premières relèvent de ce que le philosophe Lucien Sève nomme « les présupposés objectifs de dépassement du capitalisme ». En se développant et en s'élargissant, le capitalisme produit lui-même de manière contradictoire des présupposés matériels, sociaux, politiques et économiques rendant possible son propre dépassement. Marx le note expressément dans les « Grundrisse » : « (…) Dans le cadre de la société bourgeoise, de la société fondée sur la valeur d'échange, se créent des rapports et d'échange et de production qui sont autant de mines pour la faire éclater. Une masse de formes contradictoires de l'unité sociale dont on ne peut toutefois jamais faire éclater le caractère contradictoire par une métamorphose silencieuse. D'un autre côté, si, dans la société telle qu'elle est, nous ne trouvions pas masquées les conditions matérielles de production d'une société sans classe et les rapports d'échanges qui leur correspondent, toutes les tentatives de la faire exploser ne seraient que donquichottisme. ». Ce genre de présupposés objectifs est le fruit des contradictions grandissantes entre les forces productives et le mode de production capitaliste, produit nécessaire de la reproduction élargie du Capital. Comme l’avait déjà fait remarqué Marx dans « Le manifeste du Parti Communiste », l’auto-valorisation du Capital ne peut se reproduire et gagner du terrain qu’au prix d’un bouleversement incessant des modes de production, des rapports d’échanges, des sciences et des techniques et plus généralement de l’ensemble des rapports sociaux. Ces bouleversements conduisent à des développements contredisant en puissance l'essence même du capitalisme et portant ainsi en germe son propre dépassement.

En ces temps où le capitalisme, au summum de sa domination, règne pour la première fois de son histoire sur toute la planète et investit de l'intérieur l’ensemble des activités sociales, ces contradictions atteignent un niveau de tension et de violence exacerbées. Les dynamiques destructrices sont l’aspect le plus visible de ces contradictions. Ce sont elles qui composent le tableau funeste de la crise civilisationnelle que nous traversons : péril écologique, déshumanisation croissante, état de guerre permanent, destruction sociale, emballement financier. Mais dans le même temps, des « présupposés objectifs de dépassement de capitalisme » se mettent à éclore en nombre et de toute part. Prenons simplement trois exemples. La productivité sans précédent du travail ouvre la voie à une réduction massive du temps que nous lui consacrons et à un accroissement du champ dédié à des activités librement choisies. Simultanément, les mutations dans l’organisation du travail – traitement d’une masse toujours plus massive et complexe d’informations, nécessité de prendre en compte un nombre croissant d’acteurs et de partenaires – imposent une coopération toujours plus poussée des individus entre eux dans le procès de travail et rendent donc possible une auto-organisation généralisée des individus producteurs. Nous avons là des présupposés objectifs d’une émancipation dans et hors du travail. L’élévation inédite du niveau d’instruction et d’éducation, ainsi que le développement multiforme de modes d’accès aux différents savoirs ont élargis et métamorphosé les besoins individuels. Ces transformations ouvrent la voie à un possible développement multilatéral de l’ensemble des individus. Enfin, la mondialisation du capitalisme est en passe de crée des interconnexions et des logiques d’interdépendances entre l’ensemble des agents économiques et sociaux de la planète. De la sorte, c’est le passage d’une pratique de guerre économique à une logique de coopération économique et sociale généralisée qui devient tangible, avec en ligne de mire, à l'échelle du monde, la résorption des grands déséquilibres d'ordre socio-économique et géopolitique et la régulation des rapports entres les activités humaines et la nature.

Bien que nécessaires à toute transformation sociale et à tout processus de sortie effective du capitalisme, « les présupposés objectifs de dépassement du capitalisme » n’en constituent pas pour autant une condition suffisante. Rappelons-nous la remarque de Marx : ils représentent « une masse de formes contradictoires de l’unité sociale dont on ne peut toutefois faire éclater le caractère contradictoire par une métamorphose silencieuse ». Par conséquent, ils ne peuvent en aucun cas produire par eux-mêmes et de manière mécanique des rapports sociaux libérés de l’emprise du Capital. Ce sont des possibles qui se présentent en « creux », « la tête en bas », englués et emprisonnés dans les formes capitalistes. Reprenons le cas de la productivité du travail pour illustrer cette réalité. Alors qu’elle pourrait favoriser notre bien-être et notre épanouissement, elle est aujourd’hui dilapidée et gâchée par la soif inextinguible des capitalistes pour le profit. Quand elle n’est pas employée à faire travailler les gens plus longtemps et plus durement pour leur extorquer plus de survaleur, elle est mise au service de la production d’une multitude de « valeurs d’usages négatives » toutes plus nocives et délétères les unes que les autres pour l’équilibre écologique, la vie sociale, le développement des individus et dont la seule raison d’être et de servir les intérêts des capitalistes. Traders, chiens de gardes experts en tous genres, journalistes « main stream », publicitaires, directeurs des ressources humaines, avocats défiscalistes, banquiers, communicants…la liste est longue des parasites qui produisent de la merde dans le seule but qu’elle soit changée en or, en consentement et en résignation, pour le plus grand bonheur de ces messieurs les capitalistes.

La même entreprise de détournement s'évertue à capter et à pourrir les aspirations montantes à l'épanouissement individuel. Du « venez comme vous êtes » de Mc Donald à la production marketing d'une avalanche d'accessoires high-tech présentés comme le prolongement même de notre corps et de notre esprit, en passant par les méthodes de management enjoignant les salariés à « être » leurs entreprises et à ingérer ses intérêts pour les transpirer abondamment en joies intimes, le capitalisme contemporain échafaude un dispositif impressionnant de puissance et de sophistication visant à fondre l'individualité et à profiler les personnalités dans son éthos trivialement marchand.

Cet état de fait ne changera pas de lui-même. D’autant plus que la classe dominante sue sang et eau pour masquer l’existence et les potentialités révolutionnaires des « présupposés objectifs de dépassement du capitalisme ». Seule une activité politique consciente et orientée, dont la première tâche réside dans l’identification méticuleuse et exhaustive des « présupposés objectifs de dépassement du capitalisme », pourra faire passer ces derniers de l’ordre du possible à celui de réalités concrètes et tangibles structurant une formation sociale postérieure et supérieure au capitalisme. C’est toute la raison d’être des activités appropriatives associées et combinées.

Le second type de ces conditions objectives s’apparentent à ce que le sociologue Bernard Friot nomme « des déjà là émancipateurs ». On peut les définir comme des réalités sociales dont la forme et le contenu sont déjà en rupture avec le capitalisme et reposent sur des principes radicalement différents : coopération, autogouvernement, maîtrise directe des moyens de production, copropriété d'usage, socialisation des réponses aux besoins... « Les déjà là émancipateurs » sont « des présupposés objectifs de dépassement du capitalisme » ayant déjà été investis et métamorphosés par l'activité politique, ce qui a permis de les libérer plus ou moins complètement de leur gangue capitaliste et de révéler leur potentiel émancipateur. Ils représentent des fragments d'une nouvelle société possible au sein même du capitalisme toujours dominant. De formes et de contenus, de divers, ils peuvent être modestes, fragmentés et disséminés dans le monde social à la manière d'une constellation, ou bien impacter déjà l'ensemble du corps social et acquérir une importance structurelle. Selon Bernard Friot, la cotisation sociale, parce qu'elle fait vivre une convention du travail contredisant point par point la convention du travail capitaliste, et par son importance dans la réalité socio-économique française (elle représente aujourd'hui 23% du PIB) est un déjà là émancipateur structurel de première importance. Parce qu'il sape le fondement de la propriété privé et la disjonction entre production et consommation, qu'il développe un univers de partage et de coopération, qu'il entend le domaine des gratuités, le mouvement du « libre » : licences et logiciel libres, copyleft...en est un autre.

Quelle doit-être l'attitude d'une activité politique émancipatrice vis à vis des « déjà là émancipateurs »? Il convient en premier lieu de les recenser et de reconnaître ce qui fait leur substance émancipatrice. Cette tâche n'est pas toujours évidente à réaliser car le poids des représentations dominantes peut nous rendre aveugle à ce qui remet en cause, ici et maintenant la domination du Capital. Il s'agit ensuite de jauger leur potentialité d'expansion et de généralisation, d'évaluer à quel point ces « déjà là émancipateurs » sont nocifs pour le Capital et ont le pouvoir de participer à son dépassement. C'est sur ce point que tous les « déjà là émancipateurs » ne se valent pas. Par leur importance structurelle, parce que leur objet frappe des rouages essentiels de la domination capitaliste, certains d'entre eux auront plus de puissance émancipatrice et de potentiel révolutionnaire que d'autres. Le travail politique d'un mouvement révolutionnaire consistera donc repérer les « gisements » les plus prometteur de subversion du capital afin d’œuvrer à leur expansion et à la réalisation de toutes leurs potentialités. Pas d'approche utilitariste cependant. Ce n'est pas parce qu'une expérience semble modeste à ces débuts qu'elle ne recèle pas de grandes possibilités de développement. Ce n'est pas parce qu'une réalité semble porteuse d'énergie émancipatrice qu'elle ne peut pas à terme être annihilée ou absorbée par les logiques dominantes si elle n'est soutenue et prise en charge par un travail politique de longue haleine. Il ne suffit pas de s'en tenir à ce qui existe dès à présent puisque la raison d'être des « activités appropriatives » est justement de généraliser l'existence « de déjà là émancipateurs » à partir des « présupposés objectifs de dépassement du capitalisme ». Faire éclore, s'approprier et généraliser les « déjà là émancipateurs » est une activité politique « chaude » qui réclame de l'esprit de suite, de l'inventivité et une grande connaissance de la réalité sociale, de ses mouvements et de ses évolutions. Elle ne peut être menée sans la mobilisation commune de l'intelligence et de la volonté du plus grand nombre.

Être révolutionnaires en permanence et savoir chevaucher les révolutions impromptues !


C’est bien une révolution que nous avons à accomplir. Une révolution envisagée comme un processus. Révolutionnaires, nos activités politiques le seront par leur capacité à se fédérer et à se combiner pour faire progresser des rapports de pouvoir alternatifs. Elles le seront par l'efficacité et la puissance avec lesquelles elles se saisiront des « présupposés objectifs de dépassement du capitalisme » pour les changer en « déjà là émancipateurs », et donner forme à des rapports sociaux émancipés du capitalisme. C’est une véritable « évolution révolutionnaire » que cette manière d’agir doit insuffler. Cela ne veut cependant pas dire que le déroulement de ce processus sera linéaire ni même graduel. Il connaîtra des moments de bifurcation, des situations de crise et des phases d'accélération. Moments fondamentaux où une accumulation quantitative débouche sur une métamorphose qualitative, ces phases d'accélération permettront au processus révolutionnaire de gagner en puissance, de conforter les positions acquises, de renforcer son enracinement dans la société et d'être en mesure de se porter en des territoires encore inexplorés.

Il y a dans l'histoire contemporaine des exemples frappants de ce genre d'accélération produisant des « sauts qualitatifs ». 1945 en est un. En quelques mois, grâce à l’action résolue de dizaines de milliers de militants ouvriers, se mettent en place en France des institutions sociales et démocratiques appelées à transformer en profondeur la société. C'est l'accumulation de plus de 50 ans de luttes et d'expériences populaires qui ont rendu possible ce bouleversement soudain. La Révolution espagnole de 1936 peut donner lieu au même type de lecture. On ne peut pas comprendre cette explosion autogestionnaire sans revenir sur la montée des tensions sociales dans les années 1920 et 1930, sans se pencher sur l’impressionnant développement des activités de la classe ouvrière espagnole, sous l’impulsion de la CNT, pendant les premières décennies du 20ème siècle. Un processus révolutionnaire de type appropriatif connaîtra lui aussi ses phases d’accélération.

Cette option stratégique implique aussi d'accepter qu'il existe un certain découplage entre l'activité révolutionnaire au long cours (la Révolution-activité) et les moments de crise révolutionnaire (la Révolution-événement). C'est par notre implication quotidienne et permanente dans des activités politiques de type appropriatif que nous deviendrons responsables de la conduite et du développement du processus révolutionnaire. Nous n’aurons par contre que peu de prise sur le déclenchement d’un « instant décisif » qui peut faire s’emballer ou chavirer le cours de l'histoire. L'irruption de ce type d’événements est provoquée par un faisceau de facteurs tellement variés et si entremêlés que si elle peut être pressentie, elle est en revanche largement imprévisible. Qu'est ce qui déclenchera le mouvement ? D'où surgira-t-il ? A quoi ressemblera-t-il ? La forme insurrectionnelle accompagnée d’une appropriation massive et collective de l'espace public n'est pas à écarter. C'est la forme que prennent tous les grands mouvements populaires et citoyens depuis 2008. Le basculement du pouvoir institutionnel par voie électorale n'est pas non plus de l'ordre du fantasme. En Bolivie, Au Venezuela, En Équateur, c'est de cette façon qu'une accélération des transformations sociales et politiques s’est produite. Le surgissement de moments révolutionnaires aux configurations inédites, nous surprendront sans doute. Le plus probable est que nous ayons à faire face à un cocktail de figures variées d'instants décisifs en fonction du lieu, du moment, de la séquence politique, du profils des protagonistes qui entreront en action, des champs de forces qui exerceront leur pression sur la naissance de l'événement.

Mais finalement peu importe. Nous n’avons ni à nous convertir à l'électoralisme béat ni à épouser la foi en l'insurrection salvatrice. Il nous revient par contre de tenir en permanence et avec acharnement le cap de l’appropriation commune de tous les pouvoirs comme principe actif de la transformation révolutionnaire de la société et de faire tout notre possible pour que les moments d'accélération permettent au Pouvoir Commun d’accroître de manière déterminante son emprise sur la société. Si c'est par l'insurrection que cela se joue, alors il faudra tout faire pour que cette insurrection soit victorieuse et... appropriative. Si c'est par le nombre des suffrages qu'un basculement se profile, alors il faudra tout mettre en œuvre pour que ce soit l'appropriation qui sorte des urnes. La Révolution-activité est la clé de la réussite de la Révolution-événement.

L’alternance et les points de liaison entre la Révolution-activité et la Révolution-événement sont-ils linéaires? Absolument pas. On peut imaginer un premier cas de figure, que l'on pourrait qualifier de progressif, dans lequel le sort du capitalisme sera scellé lorsque les activités d’appropriation commune des pouvoirs se seront tellement imposées qu'elles deviendront hégémoniques dans la société. Mais il est parfaitement possible qu'un point de rupture se produise alors même que ces activités d'appropriation collective des pouvoirs n'auront encore qu'une influence limitée ou très partielle sur la société. Une montée de colère populaire peut venir précipiter les choses en provoquant une situation insurrectionnelle. Une poussé appropriative dans un secteur particulier de la société (champ inconstitutionnel, structure socio-économique...) pourvu d’une importance stratégique pour la structuration de l'ensemble du corps social peut conduire à des déséquilibres débouchant en peu de temps sur un basculement des rapports de forces et sur une reconfiguration des rapports sociaux.

Une activité révolutionnaire consciente doit donc s'en tenir à ses objectifs tout en apprenant à jouer et à composer avec un processus dont elle ne pourra jamais avoir ni le contrôle absolu ni la totale maîtrise. Toute force politique visant l'émancipation doit prendre conscience qu'elle est elle-même une dimension de la réalité sociale sur laquelle elle souhaite agir, et dont la densité, l'amplitude et les mouvements ne se laissent pas enfermer dans une vision simpliste et unidimensionnelle de l'histoire. Pour être en capacité de produire consciemment de l'histoire, il revient en premier lieu de se reconnaître soi-même comme un produit de l'histoire et de se donner les moyens de l'habiter pleinement. Seule une conduite commune assumée par des personnes nombreuses, autonomes dans leurs initiatives et pleinement responsables de leurs activités donnera une chance à un mouvement révolutionnaire d'être à la hauteur de sa tâche.

Munin